lundi 18 novembre 2013

Lauréats 2013

Nous avons le plaisir de vous présenter les lauréats du Prix Don Quichotte 2013


Prix Spécial du jury


Jean Christophe Perriau


Mon parcours d'écriture : 


J'ai 45 ans, je suis marié, trois enfants, je travaille dans le social. N'ayant ni TV, ni Facebook, et très peu d'amis, je passe mon temps à lire et à écrire, en général des trucs assez noirs et cyniques. 
J’écris essentiellement des nouvelles  et j’ai participé à de nombreux concours depuis un an. J'ai déjà été lauréat une dizaine de fois, ce qui en dehors des prix, représente une forme très agréable de reconnaissance et donne envie de continuer. 

Pour le prix Don Quichotte, c'est plus le thème qui m'a inspiré puisqu'il m'a permis d'utiliser une nouvelle que j'avais déjà écrite et que j'aimais beaucoup. Je préfère d'ailleurs les concours à thème que les concours libres, car j'aime bien partir d'une idée précise. Attention, je n'utilise pas que des "vielles nouvelles", j'écris  assez régulièrement. Et tant que j'écris et que ma femme aime ce que j'écris, la motivation est là...

Ma Nouvelle :
Bruissements 

            16 : 30
            Combien de fois a-t-elle regardé sa montre ?
            Souvent. Très souvent. Trop souvent.
            Signe qu’il ne se passe pas grande chose aujourd’hui.
            Il y a des jours comme ça. Des jours inutiles comme elle dit.
            Dans une heure, elle descendra et ira consigner ses observations sur l’ordinateur du Centre d’Observation. Et vu ce qu’elle a pu observer aujourd’hui, ça ne sera pas long. Au moins, elle sera à l’heure à la maison. Même si personne ne l’y attend.
Pas de petit ami, et encore moins de mari. Sa dernière relation fut un désastre qui remonte à plusieurs mois déjà. Pas d’amis, pas de proches… Même ses collègues n’ont jamais eu droit à d’autres contacts que les strictes relations professionnelles qu’elle entretient avec eux. Pas de famille, elle n’a ni frère, ni sœur. Quant à ses parents, elle ne les voit plus depuis… depuis l’accident.
Ils n’ont jamais compris pourquoi Lucia refusait de remettre les pieds dans "La maison près du bois". Même après avoir reçu la lettre dans laquelle elle parvenait enfin à leur expliquer qu’elle les tenait responsables de ce qu’il s’était passé. Pourtant, ils n’ont pas ressenti la moindre culpabilité. Juste un profond sentiment d’incompréhension et d’injustice. Rapidement balayé par un joint.

Un bruissement. Juste derrière elle.
Le bruit l’extirpe des souffrances du passé pour la replonger dans la réalité du présent. Non sans avoir déclenché l’habituel frisson d’angoisse que chaque bruissement de feuilles provoque en elle. Elle a entendu le même bruit juste avant l’accident. Depuis, le son et le douloureux souvenir sont intimement liés.
Mais l’angoisse cède rapidement la place à l’excitation. Car ce bruissement signifie qu’il va enfin y avoir un peu d’action. Lucia se redresse sans bruit et se penche discrètement au-dessus de la fragile balustrade. Elle surveille attentivement le mouvement des feuilles en bas, tout autour du grand cèdre dans lequel a été construite la cabane d’observation du centre. De là-haut, elle a une excellente vue sur l’ensemble de la forêt.
Mais plus rien ne bouge maintenant.
Juste le vent ?
Non. Elle reconnaîtrait ce bruit sans hésitation : le bruissement du prédateur.
Comme il y a vingt ans.

"La maison près du bois", maudite bicoque que ses parents ont achetée, en bordure de forêt. Lucia revoit l’immense jardin qui court jusqu’aux premiers arbres. Une forêt incroyable, si belle et apaisante le jour, si sombre et effrayante la nuit.
C’est ce qu’elle a remarqué en premier. Avant même de découvrir sa nouvelle chambre. La forêt. Et le petit passage qui part du jardin et qui s’enfonce au milieu des arbres. Si petit qu’elle est la seule à l’avoir remarqué. Un passage intriguant, ensorcelant, qui ne demande qu’à être franchi.

Un autre bruissement. Sur sa gauche cette fois.
Lucia pivote silencieusement et pose son regard sur un tas de buissons qui longe le petit passage qui relie l’abri au Centre. Il joue avec elle. Il sait qu’elle est là, qu’elle attend, depuis des heures. Et il vient la provoquer.
Lucia fixe les feuilles à l’affût d’un mouvement.
Mais à nouveau rien ne bouge. Aucun son ne monte de la forêt, autre que la sérénade des ramiers qui partagent les cimes avec elle.

Les ramiers.
Ces majestueux pigeons à la parure grise et au collier blanc qui s’aventuraient parfois jusqu’au milieu du jardin et venaient égayer ses interminables journées.
Lucia n’a jamais compris comment ses parents avaient pu décider d’emménager dans ce coin perdu, loin de toute civilisation, loin de toute vie humaine. Selon leurs dires, son écrivain de père et sa pianiste de mère avaient soi-disant besoin du calme et de l’énergie que dégageait cet endroit dans leur quête de l’œuvre absolue. L’explication ne l’avait convaincue qu’à moitié, mais Lucia s’était résignée et avait fini par accepter la nouvelle vie que lui réservaient les deux artistes qui l’avaient conçue. Puisqu’elle n’avait pas le choix, elle profiterait de cette expérience pour découvrir la nature.

Un nouveau bruissement. De l’autre côté du passage. Sur sa droite. Plus près.
Nouvelle montée d’angoisse aussitôt chassée par une puissante poussée d’adrénaline.
C’est lui, elle le sait. Elle le sent. Le chef de la meute, le mâle dominant. Celui que tout le monde au centre rêve de pouvoir étudier. Mais le chef est fuyant. Et malin. Il ne se laisse pas observer si facilement. Comme s’il connaissait les humains et leurs pièges.
Et pourtant il est là, à ses pieds, quelque part au milieu des buissons, jouant avec elle.
Ce ne sera peut-être pas un jour inutile finalement.

Les jours inutiles. C’est comme ça qu’elle a nommé les interminables journées où la pluie l’empêchait d’aller jouer dans le jardin. Durant ces journées-là, elle s’asseyait à la fenêtre pour observer la forêt, les yeux rivés sur le petit passage mystérieux derrière lequel elle s’inventait une multitude d’aventures. Dans son dos résonnaient les fausses notes de sa mère et les grognements de son père. Et au milieu de ces bruits malheureusement si fréquents, pas le moindre bruissement.

Pas comme maintenant.
Un nouveau frémissement. Juste derrière elle.
Il fait le tour de l’arbre, pense-t-elle. Il sait que je suis là-haut.
Lucia sourit. Peut-être est-il aussi curieux que nous, se dit-elle. Peut-être se demande-t-il comment fonctionnent ces étranges animaux à deux pattes qu’il voit l’observer depuis leur peu discrète cachette. Peut-être souhaiterait-il comprendre pourquoi les hommes lui ont collé sur le dos toutes ces effrayantes histoires. Ces histoires qu’on racontait à Lucia pour l’empêcher d’aller dans la forêt.
Elle aussi se le demande aujourd’hui. Car malgré tout, elle n’a plus peur d’eux.
Malgré l’accident.

Survenu le soir de son treizième anniversaire. Alors que sa mère dormait sur le canapé, ivre morte, et que son père ronflait derrière les portes de son bureau.
Elle avait déjà, à quelques reprises, tenté une incursion nocturne dans les bois. Mais la peur avait toujours eu raison de son excitation et elle n’avait jamais osé s’engouffrer dans le sombre passage. Malgré la fascination qu’il exerçait sur elle.
Le jour de ses treize ans la vit enfin surmonter ses angoisses.
Ce soir-là, la luminosité de la pleine lune rendait la forêt moins effrayante. Toutes les conditions étaient réunies pour qu’elle tente enfin sa chance. D’autant plus que son père venait de lui offrir le superbe casque de spéléologue qu’elle avait demandé, réclamé, exigé… Le cadeau qu’elle voulait vraiment, pour une fois.

Le bruissement se rapproche.
L’état d’excitation de Lucia grimpe d’un cran.
Au Centre, observer le chef de la meute est devenu le but ultime. Elle sent que sa chance est là, sous ses pieds. Elle doit la saisir.

Elle a prononcé les mêmes mots, ce fameux soir, alors qu’elle se tenait debout, devant l’entrée du passage, sac sur le dos, casque sur la tête : elle devait saisir sa chance. Elle a cessé de respirer quelques secondes afin d’écouter les bruits de la forêt. Mais c’est le bruit de son cœur cognant contre sa poitrine qu’elle a entendu.
Elle regarde une dernière fois derrière elle. Aucun bruit ne s’échappe de la masure, qui pourrait la retenir. Alors elle se retourne et fait face à la forêt. Un oiseau s’envole. Elle pousse un cri lorsque le battement d’aile vient percer le silence. Elle secoue la tête en se moquant d’elle-même.
Si t’as peur d’un oiseau, tu devrais peut-être pas aller là-bas !
Elle se met à rire pour se rassurer et elle finit par suivre le petit chemin qui s’enfonce dans les ténèbres.

Un bruissement. Juste au-dessous d’elle.
Elle arrête de respirer. Elle entend son cœur qui résonne dans son corps tout entier. Comme il y a vingt ans.
A nouveau les bruissements ont cessé. Un ramier s’envole au-dessus d’elle et elle pousse un petit cri qu’elle tente d’étouffer aussitôt. Le calme revient sur la cabane.
Elle perçoit un bruit, plutôt faible, mais qu’elle reconnaît parfaitement. Une sorte de respiration. Ou de halètement plutôt. Elle se lève lentement, silencieusement. Elle se penche par-dessus la rambarde qui entoure l’abri et regarde au pied de l’énorme tronc.
Il est là ! Assis au milieu du passage.

Le passage entre les buissons est bas et étroit, contraignant Lucia à ramper sur les coudes et les genoux. Elle avance en chantonnant afin de se rassurer dans cet angoissant silence. Au bout de quelques mètres, elle finit par aboutir sur une clairière où elle peut enfin se redresser. Quelques insectes viennent danser dans le faisceau de sa lampe. Les arbres qui se dressent autour d’elle semblent eux-aussi animés par les mouvements du casque.
Un bruissement. Derrière elle.
Lucia se retourne et recule prudemment. Son pied rencontre une racine qui la fait basculer en arrière. Son casque glisse à ses pieds. L’ampoule se brise, elle ne voit plus rien. Elle prend peur. Une peur qui la paralyse au sol et l’empêche de fuir. Pourtant, le bruissement se rapproche. Et avec lui, un bruit de respiration. Non, un halètement plutôt, un bruit de bête.
Elle trouve finalement la force de bouger et elle s’élance à quatre pattes vers le passage. C’est sa seule chance, la bête ne la suivra pas dans le jardin.
Ses poumons vont exploser, son cœur va éclater. Ses coudes et ses genoux la font souffrir. Elle rampe maladroitement en essayant de trouver l’entrée de la galerie.
Elle entend le prédateur grogner, haleter.
Les bruissements s’intensifient. Il se rapproche…

Il est là, en bas de l’arbre, la tête dressée vers elle. Ses yeux noirs l’observent, la scrutent.
Il est calme, il ne bouge pas. Il attend.
Alors elle descend.
Elle descend de son abri, malgré les battements de son cœur, malgré les histoires qu’on lui a racontées, malgré les cris désespérés que pousse son cerveau. Malgré le traumatisme de l’accident, malgré les cauchemars qui viennent hanter ses nuits, vingt ans après.
Malgré sa peur. Elle descend.
Sous ses pieds, la bête ne bouge pas. Son pelage noir brille sous les rayons de soleil qui percent malgré l’épais feuillage. Ses yeux suivent les mouvements de l’humaine.
Lucia déroule l’échelle de cordes et descend, les jambes tremblantes. Ses chaussures glissent à plusieurs reprises sur les barreaux humides, elle manque de tomber. Elle s’immobilise à quelques mètres du sol, hypnotisée par le regard du loup.
Un faible grognement la fait sursauter. Son pied chancelle, sa main manque sa prise, ses forces la quittent. Lucia tombe de l’échelle, lentement, sans pouvoir esquisser le moindre geste. Par chance, l’épais tapis de feuilles amortit sa chute. Quand elle touche le sol, le loup a un geste de recul. Il est surpris, la considère avec méfiance, et grogne brièvement.
Elle recule en s’appuyant sur ses mains, jusqu’à ce que son dos rencontre l’écorce du cèdre. Elle s’appuie contre le tronc, à bout de forces.

Elle gémit bruyamment, les larmes lui brûlent les yeux. Elle voudrait aller plus vite, mais ses jambes refusent de la pousser.
Le passage. Elle sent un courant d’air frais. Il est là.
Elle passe les coudes dans l’ouverture et donne un ultime coup de rein.
Mais le prédateur se jette sur elle et la plaque sur la terre humide. Ses griffes déchirent son manteau avec rage, ses crocs arrachent ses vêtements. La peau de Lucia apparaît sous les rayons de lune, sa chair prête à être dévorée. Il plante ses griffes dans son dos nu et lui déchirent les chairs.
Et la douleur l’envahit. Insoutenable. Inoubliable.

Le loup se lève et s’approche d’elle. Il s’assoit devant elle. Il approche son museau de son visage, les babines retroussées, les crocs apparents.
Lucia transpire. De grosses gouttes de sueur glissent le long de ses sourcils, lui brûlent les yeux. Il est là, à quelques centimètres d’elle.
            Un grognement sourd monte entre ses crocs.
Il ouvre la gueule et de sa langue efface la sueur qui couvre le visage de l’humaine.

Lucia ne tremble pas.
            Ce loup ne l’effraie pas. Celui-là est bien différent de l’animal qui l’a attaquée le soir de 
ses treize ans.

La bête qui l’a attaquée ce soir-là n’avait pas ce pelage brillant, encore moins ce regard profond. Il sentait la transpiration, le tabac et l’alcool.

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Premier Prix
Yohann Brossard


Mon parcours d'écriture :

Les mots ont toujours été  importants pour moi.

Les mots, les phrases,  leurs musiques et leurs images sont autant de caresses de l’âme qui m’ôtent les émotions de la journée.  Ecrire dans mon ombre, sous la lumière de mon bureau,  a toujours été comme un moment secret, un petit sas d’expression intime.

Je ne mesurais pas l’importance que cela avait pour moi. Je l’ai compris il y a deux ans.

Depuis, je participe mensuellement à un atelier d’écriture. Je me livre avec plaisir aux activités proposées. J’assume  le gout d’écrire auprès de  mon entourage. 

Cette nouvelle est la première que j’écris.  Ce concours, le premier auquel je participe. 


Ma nouvelle :
Roy

La brume entoure les collines comme un halo de rêve. La nature a ses justices qu’elle donne en compensation à ses pauvres. Les colliers de gouttelettes sont le bijou des grands massifs. Elle en offre parfois aux vertes collines faméliques et sans grandeur. Ainsi divaguaient les pensées de Roy qui promenait ses chiens. Son petit-fils l’accompagnait de sa présence. Côme. Un joli nom. Court. Succinct. Ce petit garçon aux cheveux roux avait hérité de son grand-père le respect du silence et le plaisir des pensées intimes qui savent s’y lover. 

Les deux parents suivaient l’ombre des chiens dans ce matin brumeux comme deux silhouettes aux poches vides qui se préparent à traverser le fleuve pour le royaume d’Hadès.
Ils marchèrent ainsi un long moment. Roy n’aurait su dire le temps. Cela faisait déjà quelques années qu’il avait abandonné les montres. 

— Tout donné ! avait-il répondu à son fils qui voulait lui emprunter la belle argentée. Tout donné ! Bien débarrassé ! 

Il n’avait pas bougé une lèvre devant la colère que sa réponse avait transportée chez son fils. Pas un frisson sur les commissures. Mais il avait souri des yeux. Souri du cadeau qu’il avait fait à ce fils qui passait la porte de la maison comme un ami de la famille. Il est des objets qu’on croyait de valeur et qui ne sont trésor que dans le moment rare de s’en délester. 

— Question de survie, gamin ! avait-il lancé, ricanant, face au visage blafard de son héritier direct, son fils, aphone d’avoir tant dit pourquoi ? Pourquoi ? Mais pourquoi ?
— Pourquoi on s’arrête toujours ici, Grand-père ?

Il baissa les yeux vers le petit garçon qui avait rompu le silence. Il ne sut résister au désir de sourire. Son regard avait quitté les cimes des pins, le ciel au loin, pour se plonger dans les yeux bleus de Côme. Et c’était dans les pupilles de ce garçon qu’il lui semblait plus facile de deviner l’horizon. 

Côme donna un coup de pied dans un caillou qui juchait l’amas de ses semblables. La roche bascula dans un claquement timide et finit sa course dans un frêle court d’eau qui faisait obstacle aux deux marcheurs. 

Cela fut toujours le point de retour. Un petit ru qui dévalait la Côte des Deux Amants. Ce n’était pas tant le fait de devoir se mouiller les pieds pour passer. Côme et lui avait des âges parallèles dont cette facétie était forcément un moment délicieux.  C’était que, derrière, il y avait, quelque part, un souvenir. Un souvenir qui poussait. Comme une chronique de son enfance. 

— Grand-père, il y a du danger après la rivière ? demanda Côme.
— Non, mon faill’, lui répondit-il, rassurant.
— Alors pourquoi on va pas plus loin ?
Côme savait rompre le silence de sa voix comme sa grand-mère savait couper un tissu. Sans erreur. Sans dégât. Sans blessure.
— Parce que j’attends que ce soit le bon moment pour nous.
— Et ce sera quand ?

Il attendit. Il savait qu’il insisterait. Il était de sa trempe, dont le désir de voir plus loin devient besoin.
— Grand-père, ce sera quand le bon moment ?

Il le regarda sans équivoque et vit passer sur le visage de l’enfant le reflet de son sourire.
Et deux silhouettes inégales traversèrent le cours d’eau avec des rires si jumeaux que ceux de l’un semblaient l’écho de ceux de l’autres. Les chiens aboyèrent et des volatiles de toutes espèces prirent leur envol comme si, sur ce chemin, il ne fallait plus de témoin. 

— On est loin maintenant, hein Grand-père !
— Oh oui mon faill’. On est loin. 

Roy admirait l’enfance. On passe une frontière de petits gars et on croit toucher la lune. Mais il avait raison ce petit. Ils étaient loin. Et ils s’enfonçaient dans ce lointain, de quelques centaines de mètres, d’un pas fluide comme l’eau qui s’écoulait dans leur dos, decrescendo.
Côme l’avait dépassé. Intrépide petit garçon qui se trouvait grand dans l’ombre du grand père. Il avançait joyeux. Il sautait les fossés pour grimper quelques talus et revenait dansant sur le tronc d’un arbre abattu. Il montra son visage. 

—T’étais déjà venu jusque-là ?
Comme s’il était possible qu’à leurs âges si écartés l’un de l’autre, ils puissent se rejoindre dans une expérience inconnue des deux. Alors, Roy fut franc.

— Oui. Il y a longtemps.
— Avec ton grand-père ?
— Non.
— Avec ton père ?
— Non, tout seul, répondit Roy.
— Et ton père. Il avait bien voulu ?
— Je ne lui avais pas demandé.
Côme sourit à son grand-père avec un regard complice.
— Et il t’a puni ?
— Non
Roy s’arrêta. Il regarda son petit-fils qui s’était retourné.
— Dis-moi, mon faill’. Tu veux que je te parle de mon père ?
Le petit garçon prit un air gêné.
— Je veux bien, moi. Y parait que tu n’as pas eu de père. En fait, c’est mon père qui dit qu’il n’a pas eu de grand-père. Ma maitresse dit que ce n’est pas possible. Alors, je veux bien savoir…
Roy reprit sa marche. Les chiens passaient auprès d’eux en les frôlant. Il respira profondément et répondit aussi simplement que son cœur put faire.
— Quand je suis passé par ici, j’avais à peu près ton âge. J’avais un père. Quoiqu’en dise le tien. Mais il était mort.
— Il était mort comment ?

Les enfants ont cette force pour se figer au creux des émotions qui les épargnent. Ils n’ont pas de répit dans le désir de savoir. Tout savoir. Comme son propre fils, petit garçon,  qui ponctuait parfois les conversations du diner par « Ton père, il est mort ! »

Comment est-il mort ? Trop tôt. Voilà comment il est mort. Ce père. Il aurait dû l’idéaliser, ce père. Car, finalement, ne l’ayant pas connu, il n’avait pas eu le temps d’être déçu. Mais non. Il n’avait pas pu. Il n’avait pas connu la fierté consolatrice d’avoir pour père un homme extraordinaire. Ou tout du moins, dans les souvenirs. Comment ? Comment expliquer à un enfant ? A un descendant.  Comment expliquer les émotions négatives qui l’ont suivi toute sa vie comme une ombre qui peut exister sans lumière ?

Il regarda son petit-fils. L’arrière-petit-fils. Et il entendit sa voix plus qu’il n’ouvrit la bouche. 

— Mon père, il a été fusillé pendant une guerre par ses meilleurs amis. Il n’avait pas voulu obéir. Alors il a été puni. Et il est mort.
Un des deux chiens aboya. Côme ne prit pas d’air consterné. Ni même de visage surpris. Il se contenta de dire en ramassant un morceau de bois :
— Eh ben ! Ils étaient strictes dis donc ! Et il jeta le morceau de bois au milieu d’un arbre comme Roy aurait jeté un couteau sur la cible du passé. En plein cœur.

Ils continuèrent leur chemin sans revenir sur les mots prononcés. Soudain, Roy posa le pied sur une souche et il claqua la langue. Le bruit fit se retourner Côme. Il lui fit alors un signe de la tête.  Ils allaient sortir du sentier et quitter le chemin dessiné par les années. Côme suivit sans question.
Ils traversèrent sans encombre les barreaux formés par les troncs. Le petit garçon se faufilait aisément partout où ses pas le menaient.  Roy avançait droit. Il ne pensait pas. Il ne pensait plus. Mais avançait d’un train sûr et les arbres semblaient s’écarter sur son passage. Il avait trouvé la clé de ce voyage. La clé qui ouvre les portes sans gond. Les portes sans serrure. Sans poignée. Il avait trouvé le courage. Et le courage se baladait autour de lui comme un petit satellite qui savait mieux que lui éviter les obstacles. 

Il s’arrêta à l’orée du bois. Devant lui, un champ s’étalait. Un champ de jachère. Un espace abandonné. Il n’était pas très grand. Côme le rejoignit et s’arrêta à ses côtés. 

— C’est là que tu voulais venir ?
— Oui. On va jusqu’à l’arbre dans le champ.
— C’est moi  le premier !

Le gamin partit en courant droit comme s’il avait été une flèche lancée par son aïeul. Roy, le voyant tracer la ligne qui les séparait du grand chêne, se demanda pourquoi il n’était  jamais venu ici avec son propre fils. Cela devait être ainsi. Le cadeau que nous faisons à nos enfants est de leur donner vie. Leurs propres enfants sont le cadeau qu’ils nous retournent. 

— T’étais jamais là, Roy. Toujours dans tes pensées. Je n’ai pas grandi avec un père présent et autoritaire. Je ne me suis pas construit avec l’image d’un père puissant ou fort. Alors tu vois, j’ai souvent la trouille. Je ne me sens pas fort, lui avait un jour asséné son fils.
— Au moins tu en as un, lui avait-il répondu.
— Tu esquives… Maintenant je vais être père. Et je ne veux pas donner cette image à mon fils.
— Tu as raison, sois fort,  un père puissant. Cache tes faiblesses. Ton garçon sera heureux. Tu lui apporteras ton autorité, ta précision, ton sens des responsabilités.
— Oui, se radoucissant, c’est ce que je vais faire… Et toi, mon père, que vas-tu apporter à ton petit-fils ?
— Je me chargerai de ses rêves.

Ils étaient arrivés au chêne. Côme ne posa pas de question. Il attendit que son grand père parlât.
— C’est moi qui ai planté ce chêne. Il y a soixante ans.
— Il est beau ! s’exclama le garçon.
— J’avais envie de racines. Alors, j’ai planté un arbre. J’ai laissé la pelle, elle doit être quelque part, en sale état.
— Oui. Je l’ai vue. Elle est là derrière. 

Côme ramassa la pelle. Elle était rouillée sur l’assiette. Le manche en bois résistant avait mal vécu les intempéries des années solitaires. Il la tendit à son grand-père. 

— Je la voyais plus grande, dit-il comme une évidence.
Il la planta à ses pieds, la tenant par le haut du manche. Côme la saisit vers le milieu. Et ils restèrent ainsi, debout devant l’immense, tels deux complices s’apprêtant à déraciner.
— On va creuser, dit Roy.
Il commença devant l’arbre. Nulle part précisément. Et précisément là où il fallait. Au bout d’un moment, il atteignit un couvercle en bois. Une caisse d’un mètre de long. Il la sortit en soufflant. Côme restait témoin. N’ayant ni la force d’aider, ni l’envie de bouger.
— Dis donc, t’es fort quand même, Grand père.
— Merci, fils.
Il ouvrit la caisse avec la pelle rouillée. Côme découvrit avec intérêt ce que la caisse renfermait.
— C’est un vrai fusil ?
— Oui, fils. Celui de mon père.
— Et il a déjà tué ?
— Des animaux. A la chasse. Et trois prénoms, une fois.
— Ah bon… D’accord. 

Comme il l’aimait ce gamin. Il ne se sentait pas l’envie de raconter qu’il avait placardé sur le chêne adolescent les trois noms des bourreaux malgré eux du soldat père. Pas le cœur de se rappeler avoir fait voler en éclat Erwan, Iphigène et Casimir écrits à l’encre rouge. Et il n’avait ni à le faire, ni à refuser de le faire. 

— C’est un trésor ça grand père ?
— Non, un souvenir de guerre. Les trésors ne s’enterrent pas, fils, ils se partagent. C’est les secrets qui s’enterrent, hélas.
— Tu vas le garder ?
— Non, je vais le bazarder… allez, on rentre.
— D’accord…dit Côme, puis il s’exclama avec des mots bondissant dans l’air,  c’était chouette, hein, grand-père ?

Roy ne répondit que par un sourire qui convint parfaitement au garçon. En les voyant se relever, les chiens disparurent et pénétrèrent dans l’obscurité du bois avec la hâte de qui veut rentrer. Roy n’y prêta pas d’attention. Les chiens étaient libres dans les chemins. Il avançait, donnant des coups de pelle dans le sol. Il poussait de temps en temps un sifflement, ramenant les chiens contre leur gré vers le sentier, ne les ramenant parfois pas. C’était leur rituel. Mais cela faisait un long moment qu’ils n’avaient pas réapparu. Un long moment que Roy sifflait face au silence des broussailles. 

—  Sont où les chiens ? Et il sifflait de nouveau. 

Côme ne disait rien. La question n’était pas pour lui. Soudain, l’un d’eux apparut, sautillant autour de Roy, repartant rapidement, revenant tout aussi vite, comme un homme qui cherchait à fuir ce qu’il avait vu et voulant des témoins pour accréditer. Roy le suivit. Côme suivit le Grand père. Il les mena derrière les ronces et les fougères. Le passage était étroit parmi les bois tombés. Ils arrivèrent à l’origine de sa folie. L’autre chien avait coincé sa laisse dans des branches en haut d’un talus et s’était pendu. Il était mort. 

Roy coupa la corde au-dessus du chien avec son couteau. La pauvre bête balança et tomba lourdement. Il prit la pelle et creusa à côté du cadavre. Il y donna tant de force et de colère que le manche se brisa. Puis, il mit le chien en terre et remplit le trou. Côme regardait chaque geste. Il écoutait chaque son. Roy ne dit pas un mot. Mais chaque mouvement était accompagné d’un soupir qui trahissait la profonde peine qui l’emplissait. Ils restèrent longtemps assis sans rien dire.

—  Allez ! dit Roy se relevant.
—  Ca va aller Grand père ? On peut rester encore si tu le souhaites. 

—  Ah quoi bon rester ici ? Tout nous appelle ailleurs, fils. Aussi loin qu’on aille, faut toujours revenir. Je vais te montrer qu’on peut faire du même sentier un autre chemin. 

Et ils partirent sans se retourner. Le Grand père avait gardé la pelle au manche brisé. Il la plantait dans le sol, régulièrement. Comme un harpon de sentier. L’autre chien les suivait en geignant. Côme y voyait mieux autour de lui. La brume s’était dissipée.
Une douzaine d’années plus tard, je conserve en mon âme les yeux de Roy lors de l’enterrement du chien. Ses yeux pour les miens, dont les pupilles étaient des passages secrets vers son histoire, sa vie. On eut encore du temps ensemble. Mais l’on ne marcha plus dans les chemins. Il ne pouvait plus. J’ai gardé de mon grand-père la vieille pelle brisée dont personne ne voulait et l’envie de faire de mes retours des allers simples.
Je ne prends plus les sentiers à l’envers. Je ne veux plus voir les étaies du décor, la nuque des paysages. Je ne fais plus que des allers simples. Dans les deux sens.


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Deuxième Prix
Eric Gohier

Mon parcours d'écriture :

Après vingt ans de "marinade" sur un bateau de pêche, je me suis mis au vert en me recyclant dans les espaces du même nom. Passionné de littérature, l'écriture occupe aussi une large part de mes loisirs depuis toujours. Auteur à ce jour de deux recueils de poésie, cinq romans et près de deux cents nouvelles, je me suis risqué depuis deux ans à présenter certains de mes textes dans des concours littéraires.
Bien m'en a pris puisqu'ils ont eu l'heur de plaire et moi l'honneur d'en gagner près d'une vingtaine déjà. Sans compter divers accessits dans une trentaine de palmarès et les éditions en recueil collectif, plus d'une quarantaine… à ce jour.

Pour les curieux, mon site : dernières nouvelles du front


Ma nouvelle : 
Oiseau(x) de passage ?

Pour Phileas, la route 66 s'apparentait plus à un cauchemar qu'à un mythe. Logique baisser de rideau lorsque l'on emprunte les mêmes rails six à sept fois par mois durant vingt longues années. De Chicago à Los Angeles… puis retour. Passage ombilical incontournable reliant la région des Grands Lacs à la côte Ouest.
Près de quatre mille kilomètres… aussi longs dans un sens que dans l'autre !
Pratiquement huit millions de miles à son actif pour respecter l'unité en usage.
Animée le jour, la route devient un désert aux heures profondes de la nuit. Quelques motels ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre y posent de trop rares jalons au goût des chauffeurs routiers.

Phileas avait franchi la frontière du Texas un peu après minuit… et celle de l'épuisement quelques minutes plus tard. Il lui tardait d'arriver au Christmas Inn. D'autant que Jorge, le chicano qui gardait la boutique la nuit depuis quelques années déjà, était presque devenu un copain, passage après passage.
La voix de John Hurt Mississipi ne parvenait pour ainsi dire plus à le tenir éveillé. Quelques œufs… et un bon café constitueraient un excellent antidote pour lutter contre la somnolence. Il augmenta le volume de l'autoradio puis entrouvrit sa vitre pour laisser passer l'air frais de la nuit.
Il était dans les temps… pratiquement à mi-parcours.

Une demi-heure plus tard, Phileas mit son clignotant bien que la route soit déserte. Force de l'habitude aggravée par une profonde lassitude ! Il appuya plusieurs fois sur la pédale de frein et engagea son camion sur la petite bretelle qui menait jusqu'au Christmas Inn. Une grimace remplaça rapidement le sourire qui ourlait ses lèvres lippues.
Le parking était vide… à l'exception de trois motos.
De grosses cylindrées. Des Harley Davidson dont les sacoches étaient frappées de l'aigle entouré du sigle des Hell's Angels. Phileas hésita. La raison aurait voulu qu'il pousse plus loin. Jusqu'au Saturday Inn. A plus d'une heure de route ! C'était au-dessus de ses forces.

Avant de descendre de son camion, Phileas hésita à prendre son blouson. Un cadeau de ses enfants pour son quarantième anniversaire. La réplique exacte de ceux que portent les joueurs des Red Bulls au dos duquel en larges capitales blanches s'inscrivaient ses nom et prénom : PHILEAS PRINCE. Il l'abandonna sur le siège… la nuit n'était pas si fraîche. Il referma la portière, contourna la cabine. Avant de se diriger vers l'entrée du bar, il jeta un œil à son tracteur Mack. Ils faisaient une belle équipe tous les deux… une équipe de choc !
Un modèle tout récent doté d'un moteur surpuissant et de pneus surdimensionnés. Il l'avait eu à l'ancienneté. Comme une prime… sans la ligne en plus sur la feuille de paie. Vu le nombre d'heures qu'il passait dans sa cabine, le camion s'apparentait presque à une seconde maison. L'énorme pare-buffles chromé reflétait l'enseigne rouge du motel. Il laissa filer sa main au long de la barre supérieure renforcée avant de s'éloigner. L'ajout n'était pas un luxe.
Pas mal d'animaux y avaient laissé des plumes… et des poils !

Avant même d'avoir franchi la porte d'entrée, il reconnut la voix de Dolly Parton. Il grimaça. Pas une mimique de mépris pour la musique country… plutôt pour la crainte et le dédain que lui inspirait parfois son public… surtout celui dont la longueur du cheveu est inversement proportionnel à la largeur d'esprit et qui se croit intelligent parce qu'une Harley Davidson lui pousse entre les jambes.
Il ouvrit la porte du bar, photographia la scène. Les trois motards se trouvaient tout au bout du comptoir. Trois types barbus à la chevelure trop longue pour leur âge. Des blancs bien sûr ! Jorge l'avait immédiatement reconnu mais d'un petit geste discret de l'index – d'abord dans sa direction ensuite orienté vers sa poitrine suivi d'un signe de dénégation – il lui avait fait comprendre qu'il serait préférable que Phileas fasse semblant de ne pas le connaître.
D'un petit signe du menton, celui-ci lui signifia son assentiment. Le message avait été reçu cinq sur cinq.

A pas mesurés, il se rapprocha du comptoir tout en lançant un bonsoir rendu presque inaudible en raison de la musique tonitruante. Il posa ses fesses sur un tabouret. Regarda droit devant lui. Le miroir lui renvoya l'image d'un homme à la mine fatiguée. Il avait bien fait de s'arrêter. Jorge se rapprocha de lui. Avec cette nonchalance désabusée que se doit d'afficher à cette heure tardive un serveur qui ne connaît pas son client. Phileas lui commanda un café, deux œufs et une saucisse avec ketchup et sauce barbecue. Jorge s'éloigna.
 En attendant sa commande, Phileas s'absorba dans la contemplation du lieu. Un moyen comme un autre de se donner une contenance… quand bien même il savait déjà par cœur la décoration sur le déclin. Le Christmas Inn avait connu des jours plus glorieux. La moleskine des banquettes vomissait sa mousse par de nombreuses déchirures, le formica des tables avait abandonné son lustre à ceux écoulés et les murs auraient mérité un bon coup de badigeon.
Mais bon, les clients à l'étape étaient plus amateurs de saucisses que d'esthétisme.

Jorge revint de la cuisine, posa devant lui le plateau contenant sa commande. Phileas le remercia du bout des lèvres comme s'il l'apercevait pour la première fois de sa vie. Il se savait observé.
Un sens que développent très vite ceux dont la couleur de peau peut en choquer d'autres sous certaines latitudes. Il but une gorgée de café. Coupa un morceau de saucisse et se mit à le mastiquer. Le regard fixe, posé droit devant lui.

La voix de Dolly Parton mourut au fond du juke-box. Le silence s'établit. Timide. Comme un qui ne se serait pas senti dans son assiette. On ne lui laissa pas le temps de prendre ses aises.
– Eh les gars, vous ne trouvez pas que ça pue tout d'un coup ?
Phileas avala son morceau de saucisse. Déglutit. Elle avait bon goût pourtant !
– J'avais pas remarqué, reprit une autre voix.
– Putain oui ! Maintenant que tu le dis Boss c'est vrai que ça pue ! confirma celui qui n'avait encore rien dit.
Phileas se coupa un nouveau morceau de saucisse en s'efforçant d'économiser ses gestes. Il savait tout l'intérêt pour lui de ne pas répondre. De demeurer transparent. Imperméable aux eaux usées.
– Ah… j'arrive pas à savoir ce que c'est comme odeur Larry. Ça ressemble à celle de la merde mais c'est pas vraiment ça !
– T'as raison Boss… comme de la merde mais c'est pas ça ! T'as trouvé l'expression juste ! T'as idée de ce que c'est ? … Et toi Lou ?
– Allons messieurs, je vous en prie ! intervint Jorge.
Sa voix peinait à grimper dans les tours, elle manquait cruellement de conviction.
– Toi le bouffeur de chilis occupe-toi de tes affaires de chicanos et fous-nous la paix ! lui intima celui que les deux autres appelaient Boss
Jorge ravala sa salive… et sa dignité. Sept ans déjà qu'il la ravalait. Depuis le jour où il était parvenu à traverser le Rio Grande à la nage sans que les gardes fédéraux ne le contraignent à faire demi-tour.
Oh… il ne se leurrait pas, il ne les obtiendrait jamais ses papiers ! On ne tolérait sa présence uniquement parce qu'il faisait un boulot dont aucun citoyen américain ne voulait.

Chargeant son regard de toutes ces vérités, il adressa une œillade furtive en direction de Phileas. La douloureuse expression d'une minorité opprimée à une autre minorité opprimée. D'un imperceptible hochement de tête, celui-ci lui indiqua que non seulement il avait compris mais qu'en plus il ne lui en voulait pas.
– Ah, c'est pas possible, il faut que j'en aie le cœur net les gars ! J'ai bien ma petite idée… mais j'aimerais être sûr !
       Dans le long miroir fixé au mur, Phileas vit celui que les autres appelaient Boss quitter son tabouret. D'un pas malaisé, celui-ci marcha dans sa direction. Puis il se plaça derrière son tabouret. Son haleine hésitait entre la bière tiède et le coyote mort.
– C'est bien ce que je pensais les gars ! C'est pas une odeur de merde, c'est une odeur de… personne de couleur… comme on dit. De négro pour faire simple !
– Tu déconnes !? fit mine de s'étonner le dénommé Larry
– Non, je ne blague pas. Venez jusque-là si vous ne me croyez pas !
Les deux hommes le rejoignirent, l'un encadrant Phileas par la droite, l'autre par la gauche.
– Putain c'est vrai, t'as raison, c'est une odeur de négro !
– Une foutue odeur de foutu négro… parfaitement !

Phileas demeura de bois. Les "Négro", "Blanche Neige" et autres "Mal lavé", il les avait déjà tous entendus. Et il avait appris à ne plus les entendre ou tout au moins à laisser traîner toutes les injures raciales au ras du sol. Là d'où elles naissaient. La surdité contrainte était la plus efficace des pilules abortives pour ce genre de propos. Les bêtises… il avait déjà donné ! 
Dès son plus jeune âge, Phileas avait galopé sur la murette séparant le Bien du Mal. Jusqu'à ce jour du 24 mai, un mois avant son dix-septième anniversaire, où il était tombé. Du mauvais côté. Pour une broutille. Celle de trop. Celle qui, additionnée à toutes celles déjà accumulées, l'avait conduit pour un an dans une cellule. Dans un endroit où le ciel ressemble à ces coloriages d'enfant enclos dans un quadrillage propice à la reproduction et au respect des perspectives.
L'exact contraire de ce que vivent les pensionnaires dans l'enceinte de la County Jail. L'abstinence contrainte comme frein à la reproduction et aucune autre perspective que l'apprentissage de la patience.
A sa sortie, Phileas avait compris que la liberté mérite quelques concessions… la pauvreté pouvant prétendre être admise au sein du club.

Contrairement à ce qu'ils imaginaient, Phileas avait eu le temps de photographier les trois hommes à l'autre extrémité du comptoir. Un simple coup d'œil lui avait suffi pour les cataloguer. La cinquantaine en bandoulière, de la bière plein leurs gros bides et le célibat en corollaire de leur pauvreté d'esprit. Des dégénérés de cette espèce, il en croisait souvent. Presque tous les jours en fait. Des nostalgiques de l'esclavage et d'un temps révolu, persuadés que la terre est blanche… et qu'elle leur appartient.
Ils étaient trois. Lui, seul. Mais le rapport de forces ne l'effrayait pas. Imbibés comme il les devinait, il n'aurait eu aucun mal à en venir à bout. Il en avait croqué de plus coriaces dans les bas-fonds de Chicago. Dans sa vie d'avant !
Il résolut cependant d'adopter la tactique habituelle : mutisme et indifférence. Pas toujours facile ! Penser à Janet et aux enfants l'y aidait. Bien plus que sa foi dans la justice américaine !

– Putain chicano tu déconnes ! Tu laisses rentrer n'importe qui dans ton bar !
Jorge se lança intérieurement une rafale d'injures. Il était blême de rage à l'idée que son mutisme puisse s'apparenter à de la couardise.
– C'est pas aux clients de faire le ménage ! se plaignit celui qu'ils appelaient Lou tandis que de la main il renversait la tasse de café de Phileas.
– C'est vrai ça, il a raison mon copain ! renchérit celui surnommé Boss.
Il contourna Larry, saisit le flacon de Ketchup, ôta le bouchon et vida entièrement son contenu sur les œufs et la saucisse de Phileas.
– Bon… je crois que la pause est finie ! Il serait peut-être temps d'aérer. Je commence à suffoquer !
Phileas avait de plus en plus de mal à se contrôler.
– Je vous dois combien ? demanda-t-il à Jorge.
– Rien, rien du tout, s'empressa de répondre celui-ci.
– Putain, en plus il bouffe gratuit ! Tu choisis bizarrement tes copains chicano !
Ils se mirent alors à rire… de leur propre stupidité.

Phileas porta un doigt à son front pour remercier Jorge… et pour exprimer une foule d'autres sentiments. De ceux que les mots peinent à décrire aussi justement qu'ils mériteraient de l'être. Il se leva de son tabouret. Il dominait les trois autres d'une bonne tête et dut se faire violence pour ne pas en faire usage. Sans les regarder, il se dirigea vers la porte, la franchit puis la referma derrière lui.
Le rire des trois types s'estompa, avalé par la nuit.

Lentement, Jorge se rapprocha de la fenêtre, souleva le rideau. Celui que les deux autres appelaientBoss se dirigea vers le juke-box. Il sortit un nickel de sa poche et le donna à manger à la machine. Peu après, la voix de Dolly Parton investit à nouveau l'intérieur du Christmas Inn.
Sans doute par défi, il glissa une main derrière l'appareil et monta un peu plus le son avec un sourire. Le sourire idiot de ceux qui estiment appartenir à un territoire… persuadés que le raisonnement inverse tient lieu de vérité.
Jorge tenait toujours le rideau levé entre deux doigts. Il regarda Phileas monter dans son camion. Placé comme il l'était, il ne put voir le petit geste de celui-ci, le poing fermé soudain ramené vers le corps.
Quelle riche idée j'ai eue de laisser ce blouson dans la cabine ! venait de songer le chauffeur routier.

Peu après, Jorge lâcha un sourire. Discret… et empreint d'une certaine dose de regret. Il n'était pas à demain de revoir Phileas entre les murs du Christmas Inn.
– J'ai jamais vu un mec avec aussi peu de couilles ! éructa le Boss, approuvé de la tête par les deux autres lascars. Quel connard ce négro ! 
Jorge laissa retomber le rideau, un peu de baume sur le cœur. Il éleva la voix pour couvrir celle de Dolly Parton.
– Et en plus… il conduit comme un pied. Au passage, il a écrabouillé vos trois bécanes !  



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Troisième Prix

Valérie Laplanche

Mon parcours d'écriture : 

Récente Alice au Pays des Nouvelles, je n’ai commencé à en écrire qu’à la toute fin de l’an 2012, attirée de l’autre côté du miroir par le concours de l’association Musanostra. (Qu’ils en soient encore et toujours remerciés.) Avant cela, il y avait bien sûr plein d’histoires qui s’entremêlaient dans ma tête pour accompagner mes promenades, et lorsque l’âge venant les places se sont faites plus chères dans ma cervelle, il a bien fallu que certaines choses en sortent. 
Quelques sélections plus tard, dans le cadre d’autres concours, l’addiction semble bien installée. Je trouve dans l’écriture le même plaisir que dans la lecture : une histoire, on embarque, on ne sait pas toujours où l’on va, c’est assez passionnant et cela prévient l’arthrose du neurone. Le miracle, c’est lorsque plaisent à d’autres les récits que l’on couche sur papier, manière de donner aux fictions une forme d’utilité…


Ma nouvelle : 
Les beaux parleurs

J’arrête les hommes, c’est trop d’embrouilles.
Et puis, ça devient fatigant.
Quand je suis arrivée ici il y a bientôt trente ans, lorsque j’ai quitté ma campagne, je pensais sincèrement que dans le grand vivier de la ville j’allais dénicher mon élu, mon inusable, celui qui vaille que vaille me ferait de l’usage. J’ai toujours eu un côté midinette et le cœur fondant comme un cul d’artichaut.
Là d’où je viens il y avait bien sûr aussi des garçons, ce n’était pas sinistré à ce point, mais on en trouvait tout de même beaucoup moins ; et tous sur le même modèle. Gentils, oh ça oui, rien à dire. Mais pour la plupart mariés à leur terre, levés aux aurores et couchés à point d’heure, ce qui ne leur laissait guère de temps pour courtiser les filles. Du coup, ils allaient plutôt à l’essentiel, tout juste s’ils n’organisaient pas des concours de traite pour choisir leur promise parmi les plus expertes. Je plaisante mais je suis sûre qu’il y en a qui y ont pensé, et qui n’ont pas osé.
Moi, je rêvais d’autre chose. J’ai cru que cette vie-là, droite, simple, sans fioritures, ne me conviendrait pas, j’aspirais à plus de fantaisie et plus d’enluminures. Je voulais les petits à côté, les menues attentions, prendre le temps de flâner et  me vautrer dans la délicatesse. Tout ce que la vie aux champs fauche implacablement faute de temps à y consacrer. Je voulais plus de raffinement. Qu’on me trouve jolie, qu’on me le dise, qu’on me séduise ; pas qu’on se félicite de me voir dure à la tâche et idéalement productive.  Alors je suis partie. Avec mes plans sur la comète et des tas de projets dans ma tête.
Avec le recul, je réalise les failles de cette belle stratégie, hélas plombée dès le départ par une fort grossière erreur de calcul. En dépit de mes efforts, malgré toute ma bonne volonté, je ne parviendrai jamais à totalement me détacher de mes racines champêtres, ni d’une sorte d’idéal agraire fondé sur la sueur et le mérite, l’honnêteté, le sens de la parole donnée. Autant d’aspects que les us et coutumes citadins tendent assez fréquemment à reléguer négligemment au fin fond de l’arrière-plan. Mais de tout cela bien sûr, je n’avais guère conscience au début.

Dans un premier temps d’ailleurs tout s’est déroulé parfaitement dans le droit sillon de mes plans. J’attirais les galants comme ces anglaises de papier gluant qu’on accroche au plafond des étables pour dézinguer les mouches. Les hommes collaient à l’ourlet de mes jupes et ne me lâchaient pas. J’affichais un minois rafraîchi au grand air, rose et clair, et la silhouette svelte et musclée de celles qui ont davantage fréquenté pelle et fourche que cuillère à moka. Je plaisais, j’eus le choix.
Ainsi ai-je rencontré Thomas. Cela aurait pu être un autre, et cela n’aurait sans doute rien changé, mais ce fut lui qui sut trouver les mots les plus grisants, les plus belles roses de serre pour faire pâlir jusqu’au souvenir de mes coquelicots d’antan. Lui qui taggua mon cœur aux couleurs de l’amour, vert espérance et rouge passion.
Il travaillait en tant que dessinateur industriel dans un bureau d’étude mais bouillait d’ambitions à l’entendre, caressait d’autres perspectives. Il les a longtemps caressées du reste, gratouillées benoîtement sous le menton sans jamais les prendre à bras-le-corps. Elles sont demeurées à plat dos, les pattes en l’air, ce qui n’est jamais bien efficace pour avancer. Quand il a perdu son emploi cela n’a pas semblé l’inquiéter, au contraire, il disait ces temps de chômage opportuns pour monter enfin son affaire. Prospecter, démarcher, choisir l’endroit, tout ça… Pendant des mois on a vécu sur mon salaire parce qu’il ne pouvait pas écorner le pécule qui constituait sa mise de fond. Du vrai travail d’équipe ! On allait se soutenir toute la vie, tout du long et chacun son tour, et j’en étais toute fière. Quand viendrait l’heure d’élever nos enfants je resterais à la maison, mon homme ferait bouillir la marmite.
Et puis là, paf, le truc idiot : il est passé sous un camion. Je me suis retrouvée seule, démolie, cassée de partout moi aussi, avec tous mes espoirs qui me crevaient de l’intérieur et mes rêves qui dégoulinaient par les trous. Triste. Vraiment triste.
Chez le notaire, mon chagrin s’est mué en colère. Mon cher défunt s’est révélé ni plus ni moins un foutu gigolo, pas un sou de côté, cette cigale m’avait bien bernée ! J’ai convoqué à la rescousse mon bon sens paysan,  ravalé mes larmes amères comme du mauvais lait tourné, et qui sourdaient de mon dépit après la peine sincère. Du moins étais-je débarrassée ! J’entendais bien retenir la leçon, ne plus me fier à la roue du paon, ne plus acquérir de jument sans zyeuter sous la couverture.
Comme j’étais jeune encore, que je plaisais toujours beaucoup et que je voulais une famille, j’ai remis ça. Avec Eric, électricien. Installé à son compte, notoirement prospère et amoureux fou. Qui me gâtait, bijoux, cailloux, joujoux ; mots doux. Mais jaloux comme un pou. Ma petite âme cabossée par les tromperies passées n’y voyait pas grand mal, flattée de cet excessif intérêt, persuadée qu’avec le temps fleurirait la confiance, ce ciment des couples parfaits. Seulement voilà, Eric buvait. Oh, pas tout le temps, et pas chez nous, mais au hasard de ses tournées, lorsque le tenaillait l’idiot soupçon d’une infidélité. Evidemment, je n’ai rien vu venir et ne me suis pas méfiée.
Dans le village où j’ai grandi on ne comptait qu’un seul bistrot. Dès qu’un gars déraillait, qu’il taquinait la gueuse d’un peu trop près, on avertissait la famille. Tout le monde se connaissait, la rumeur prenait des raccourcis. Avant que les choses ne dégénèrent on pouvait mettre le holà. Criblées comme elles le sont de cafés en tout genre, les cités offrent aux poivrots assez de choix d’escales pour duper toutes les vigilances. Eric buvait impunément et du coup, parfois, Eric cognait. Entre deux cuites revenaient les mots tendres, fétides à force d’être répétés, au rythme crescendo des roustes qui m’aplatissaient comme les blés au sortir des orages d’été.
Bleus, coupures, écorchures ; cadeaux, excuses, serments brûlants. Quand sont venues les côtes cassées je n’en pouvais déjà presque plus, cela devenait insupportable. Et puis là, paf, Eric a disparu. On a soupçonné le fleuve de l’avoir avalé en douce, au sortir titubant d’une beuverie, certains ont murmuré qu’il y  avait noyé sa honte. Du moins étais-je, cette fois encore, débarrassée. Tuméfiée à l’envers et l’endroit, au-dedans comme au dehors, mais néanmoins persuadée en bonne fille de la terre qu’après la grêle des pluies mauvaises reviendraient les beaux jours. Plus aguerrie et soupçonneuse sans doute, mais poussée par ma foi dans le cycle des saisons j’ai repris mon sillon, et j’ai fouillé obstinément le macadam urbain jusqu’à croiser Robert, assureur.
J’étais un peu moins jeune, le teint devenu plus pâle que joliment fleuri, un peu flétrie et défraîchie par les miasmes des rues grouillantes, les fumées des usines. Il n’y paraissait guère pourtant, moi seule voyait au reflet de la glace l’amorce de mon déclin, l’imminence d’une débâcle qui m’incitait à me hâter. Mon ventre resté vide se languissait d’enfants, de marmots adorables qui se seraient ébattus sur des planchers de chêne gavés de cire d’abeille, entre des fauteuils coiffés d’appuie-têtes en dentelle, dans des parfums de pot-au-feu ou de biscuits à la cannelle.
Rectifiée à la poudre de riz, paupières ombrées et cils gainés, je laissai Robert m’amadouer, me glisser dans son lit. Il me berça sur son épaule, compatit à mon désarroi, comprit la crainte toute féminine qui m’accrochait à ma beauté en fuite. Il m’acheta des parfums, m’offrit des couleurs pour mes joues, des bas de nylon fin, des tours de cou. M’harnacha comme un maquignon. L’assureur assurait sa retraite, ses arrières, m’envisageait sur le trottoir, dans la lumière tamisée des boudoirs où il projetait de m’atteler à la tâche.
Je le rayai bien vite à son tour de ma vie, ayant du moins appris à me défier des belles promesses et à flairer la puanteur de vase qu’exhalent toutes les eaux troubles. De ma jeunesse paysanne j’avais conservé malgré tout cet instinct de survie des bêtes que l’on accule, ce réflexe viscéral, parfois désespéré, de ruer dans les brancards et de lutter pied à pied.
La ville au fond fut mon erreur, une séduisante chimère dont les appâts trompeurs ont leurré mon adolescence, me poussant à briser mes attaches pour me jeter aux crocs des loups. A l’ombre de ses immeubles, sevrée d’air et de lumière, droguée de belles paroles, de promesses vaines, je me suis fanée peu à peu. A présent, j’arrête là. Les gars des villes, j’ai eu mon compte. Mes amours prometteurs n’ont été qu’histoires de passage, et parfois à tabac, récurrence exténuante qui a fini par corrompre ma sève et désherber autour de moi. A force, cela m’a tuée. Je me sens blette, toute pourrie par endroits, à la manière d’un fruit juteux excessivement mûri et trop manipulé. Toxique. A l’instar de mes terres d’origine, après avoir été âprement exploitée j’aspire à mon temps de jachère, à me faire oublier. Tout juste si l’on ne me tient pas responsable des cruelles infortunes qui m’ont une à une labourée ! Je le vois bien dans le regard de mes proches, l’apitoiement se mue peu à peu en méfiance… Comme si j’étais, moi, la mauvaise graine !
Fort heureusement après tout, je n’ai pas eu d’enfant ; à croire que mon utérus a reniflé les pièges et préféré se barricader. C’est mieux ainsi. Je n’ose imaginer les questions que tôt ou tard le petit m’aurait posées, sa quête identitaire… Tout ce qu’il aurait exigé de savoir. Ce sont des choses dans l’air du temps : les gens veulent des racines comme les chiens déterrent des os à ronger.
Qu’aurais-je pu dire ?  Qu’aurais-je pu exhumer sans mentir ?
Eric ? Une personne difficile à cerner car plutôt dispersée. Insaisissable pour tout dire. Quelques morceaux dans le fleuve, d’autres dans la forêt, enterrés ça ou là…
Robert ? Dans l’immeuble au coin de la rue, tu le trouveras planté bien profond au cœur des fondations. On construisait un nouveau cinéma à l’époque, cela tombait à pic : il a pu voir en boucle Max et les Ferrailleurs, La Déchirure…tant de longs métrages édifiants.
Thomas je n’y suis pour rien, il m’a juste indiqué la voie.

A la campagne, les bêtes inutiles, malfaisantes, on s’en débarrasse. On n’a pas le choix, sinon on coule l’affaire.


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Prix de la ville de Rueil Malmaison

Chantal Mangin

Mon parcours d'écriture :

Mes raisons d'écrire
 J'ai toujours eu un goût certain pour la musique des mots et leur pouvoir évocateur. Quand j'ai pu disposer d'un peu de temps, j'ai rejoint l'Atelier d'écriture de la Médiathèque Jacques Baumel à Rueil-Malmaison. J'y ai trouvé compétence, ambiance sympathique, encouragements. Le désir de proposer un texte au concours Don Quichotte s'est peu à peu installé...et le plaisir d'écrire s'en est trouvé stimulé!
 Ecrire, c'est...
             Accrocher à des mots quelques facettes de l'existence.
             Accepter le risque de se dévoiler, même si tout est fiction. Aller vers l'autre, le lecteur, avec pour seul présent sa vérité, sa vulnérabilité.
             Respirer plus large en faisant éclater les minutieux enchevêtrements de la réalité visible, sejouer du temps avec délice, réinventer l'événement pour créer un monde nouveau, original,  inattendu, tout en mouvance.
             Capter l'éphémère en lui donnant la profondeur du temps, souligner l'instant d'une durée     aiguë.
             J'écris pour partager ce qui me traverse et que d'autres pourraient reconnaître comme venantd'eux-mêmes.
             J'écris pour tenter de me mêler à la richesse du monde

Ma nouvelle : 
Contradiction existentielle


«N'y va pas, t'es pas cap, Ludo, t'es pas cap ! On n'a pas le droit, on va s' faire disputer ! »
Gaëtan, du haut de ses huit ans, tente d'empêcher son frère aîné d'exécuter son projet fou.

Cette voix enfantine résonne au milieu des ateliers vides de la sucrerie désaffectée. Seule la cheminée demeure intacte en apparence. Elle reste sans entretien, puisqu'elle n'a plus à cracher sa fumée  blanche aux relents de racines terreuses. Depuis une dizaine d'années, la « Bonne Dame » comme on l'appelait ici, dort dans son silence après quelques soubresauts d'agonie. Les reflets du soleil d'automne ont déserté les vitres brisées, la ronde régulière des mastodontes chargés de betteraves a cessé. L'espace trop vaste, abandonné, est devenu le terrain de toutes sortes d'activités clandestines.

Malgré les panneaux d'interdiction formelle, les murs de briques et les barbelés dissuasifs, des passages ont été ménagés. Le lieu s'anime selon les heures. La brume du petit matin noie les lourdes silhouettes des récupérateurs de matériaux. A la tombée du jour se regroupent les petits trafiquants, tandis que les nuits chaudes d'été accueillent quelques amoureux en mal d'endroits discrets. L'après-midi appartient aux enfants.

Depuis longtemps la cheminée les intéresse, surtout depuis qu'ils ont entendu l'oncle Eugène raconter que, du temps de l'activité, il devait vérifier l'état de la cheminée et gravissait à l'intérieur les degrés de métal scellés dans la brique. «  C'est un travail d'homme, disait-il, il ne faut pas avoir le vertige, ni se fatiguer à mi-parcours. Et la grimpette à la verticale, c'est pas le confort d'un escalier ! » La famille acquiesçait, fière de lui, pendant que son regard bleu se perdait dans la disparition progressive du sucre qu'il maintenait à la surface de son café fumant.
Ludovic aime ces moments où ses douze ans se projettent dans l'avenir. Il rêve de devenir un homme comme l'oncle Eugène. Quelqu'un de fort. Qui n'a pas peur. Qui ose.

Depuis sa naissance, il traîne son aspect chétif, un rien malingre et constate avec un pincement au coeur que Bruno, son copain préféré du même âge que lui, est nettement plus grand et musclé. Même son petit frère Gaëtan le rattrape peu à peu. Pour lui, il faut toujours replier les poignets des pulls, raccourcir les pantalons.
Sa mère pourtant le rassure :
-         T'en fais pas, mon Ludo, ça va s'arranger. Tu sais, les enfants ne poussent pas tous au même rythme. Quand tu vas te mettre à grandir, si ça se trouve, tu vas tous les dépasser!

Ludovic aime quand sa mère lui parle ainsi. C'est comme un courant chaud qui inonde son angoisse ;  il se laisse porter dans la confiance du discours maternel. Un air frais balaie son avenir. Un jour, peut-être... Il voudrait tellement qu'elle soit fière de lui, comme la mère de Bruno qui ne cesse de louer son fils. Avec raison, d'ailleurs ; Ludovic n'est pas jaloux, mais tout de même...

Ce qui lui est le plus douloureux, c'est qu'on ne croit pas en ses forces. On le ménage, on l'écarte des activités pénibles.
« Ne porte pas toutes les assiettes d'un coup, tu vas les faire tomber... »
S'il demande : Je peux t'aider?
« Tu n'y penses pas, c'est beaucoup trop dur pour toi... »
Il doit prouver ses capacités, toujours démontrer qu'il est capable, qu'on peut compter sur lui. Jamais le droit à la faiblesse, à la maladresse, à l'erreur., au risque de perdre aussitôt tout crédit. Un combat permanent.

Au pied de la cheminée de l'usine, comme un jeu, un défi, il se surprend à annoncer :
« Je vous parie que je monte dans la cheminée et que je vous fais signe de la main tout là-haut !»
La voix affolée de Gaëtan ne le retient pas. «  N'y va  pas, t'es pas cap » est perçu comme une provocation. Les mots le galvanisent au lieu de le raisonner. Maintenant qu'il a fait son annonce, peut-il reculer sans perdre la face ?
D'un pas décidé, il s'engouffre par la petite porte métallique qui grince au passage avec un sifflement aigu de mauvaise augure.
Arrête ! Tu vas tomber ! Te blesser ! Reviens! hurle Bruno.
Rien n'y fait.
Gaëtan s'est écarté, impuissant. Assis à même le sol, les genoux sous le menton, il pleure en silence, comme aux heures graves. Bruno se tait, pétrifié. Il attend. Les bras serrés contre la poitrine à en entraver la respiration. Le regard déjà tourné vers le faîte de la cheminée en espérant peut-être ainsi déjouer le malheur.

Le vent glacé les surprend. Il a beaucoup plu les jours passés. L'humidité développe de minuscules mousses vertes sur les briques, les flaques survivantes tremblent sous le froid. Seule la voix assourdie de Ludovic leur rappelle l'ascension périlleuse;
«  Je grimpe... fait noir...déjà quinze barreaux. »
Le son s'affaiblit, devient presque inaudible. De longues minutes se télescopent...
Un fracas d'éboulement les fait sursauter. Gaëtan se blottit contre Bruno. Un silence  épouvantable les enserre.
« ...va,.....briques... »
A l'intérieur du long boyau vertical Ludovic continue son combat contre lui-même et les obstacles inattendus.
Les bruits de l'extérieur résonnent comme dans une cave voûtée et amplifient la peur. L'obscurité et la solitude totale renforcent le danger qui apparaît beaucoup plus menaçant. Plus le temps de penser. Ni de reculer. Ne reste plus qu'à forcer le passage, sinon ce sera la honte à ses yeux, aux yeux des autres. Puisqu'il est capable, il va le prouver!

Ses mains agiles attrapent aisément les barres métalliques auxquelles il s'agrippe pendant que ses baskets se positionnent avec adresse sur les degrés inférieurs. Le geste est mécanique, régulier. Il grimpe. Avec une ivresse de puissance qui lui emplit le coeur. L'obscurité même devient moins dense dans la seconde partie du parcours, la lumière pénétrant maintenant par l'extrémité dont il se rapproche.
Quand il se plaque contre la paroi, les briques qui portent  encore en elles cette odeur tenace et familière de racines et de terre lui renvoient les effluves de sa jeune enfance, au temps où la saison des betteraves battait son plein et où les hommes fiers se croisaient en se saluant.

Soudain, son genou droit refuse de plier. Une contraction l'immobilise sur place. Une idée le taraude alors : ses bras seront-ils assez forts pour le maintenir en équilibre ? Il pense au vide au-dessous, à la chute possible... Il crie, avec une force animale venue de l'instinct. Le cri étouffé par la brique qui se resserre vers le sommet lui revient aux oreilles, plus effrayant encore, tel un boomerang. Au coeur de sa détresse, un éclair lui traverse l'esprit : les paroles de l'oncle Eugène. Etre un homme ! Un vrai ! Il s'en sait capable, il va le montrer !
L'ascension  reprend. L'air chargé d'humidité le gêne dans ses efforts. Le souffle est court, les muscles peinent. Il doit s'interrompre souvent pour calmer cette douleur violente qui lui enserre la poitrine, l'immobilité lui fait perdre de l'énergie. Avancer à tout prix! Si près du but, la détermination, la volonté prennent le relais de son corps défaillant.

Un nouveau péril surgit. Malmenés par la pluie et l'humidité, les scellements fragilisés lâchent sous la pression. Ludovic perd l'équilibre, une fraction de seconde interminable. Les mains en sang, il saisit un degré inférieur qui arrête sa chute.
Repartir à nouveau. Regagner tout ce qu'il vient de perdre.
Les briques disjointes n'offrent plus de prise stable. La mousse déposée par des années d'abandon les rend glissantes et imprévisibles. Il avance pourtant, dans un état second, ivre de fatigue, de tension, de frayeur. Epuisé, il saisit la couronne de la cheminée et, dans un ultime élan, se hisse au-dessus.
La lumière totale l'aveugle, l'air le fait suffoquer, ses mains blessées commencent à gonfler et à lui paraître presque étrangères. Dans son esprit maintenant il est autre, il a osé, il a réussi ! Son regard embrasse l'horizon à perte de vue. Il aperçoit en bas, minuscules, Bruno et Gaëtan  qui lui font de grands signes et qui rient. Il met dans son ardeur à leur répondre tout le bonheur qui explose en lui. Le monde est devenu tout petit, un sentiment de victoire et de supériorité sur les événements l'envahit tout entier. Il se sent l'égal de l'oncle Eugène, sa mère sera fière de lui. Maintenant, il est un homme, on lui fera confiance désormais...
Avec précaution, puis de plus de plus assuré, il entreprend la descente comme on avance avec une force sereine sur un chemin escarpé qui a livré ses secrets.

Maman ! Maman ! Ludovic est un homme ! Il a grimpé jusqu'en haut de la cheminée de l'usine et nous a fait signe de la main, tout là-haut ! C'est un homme, Maman, un vrai !

La mère, occupée à écumer la cuisson de son pot-au-feu où balbutient les légumes du jardin arrête net son geste, l'écumoire à la main, et tourne vivement la tête.
« Tu as fait ça ? »
Sans répondre, Ludovic s'approche, le regard droit, rayonnant de fierté.
« Vraiment, tu as fait ça ? »
Elle le fixe longuement, les lèvres serrées, dissimulant mal l'immense tendresse de son regard clair...

Et sur ses joues rosies par le vent coupant de Novembre, elle lui décoche alors deux taloches magistrales.

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