Nous avons le plaisir de vous présenter les lauréats du Prix Don Quichotte 2014
Prix Spécial du jury :
M. Guillaume Chauzu pour sa nouvelle Tuer le cochon
Le lauréat a reçu un prix de 1500 euros , prix financé par la société Mondo In.
Mon parcours d'écriture :
La trentaine, une vie nomade, de la joie et des incertitudes.
J'ai voulu faire le tour du monde avec un âne, mais l'âne a refusé.
Devenir rock-star, mais ma femme trouvait cela trop dangereux.
Pour la révolution, on n'était plus assez nombreux.
Alors j'écris, pour me venger.
De la main gauche.
Des titres de romans, beaucoup, des premiers chapitres, souvent, des chansons, des poèmes, des listes de mots magiques, un guide de Lisbonne, et, depuis 1 an des nouvelles.
Le Prix Don Quichotte, quel nom superbe!
Le rêve, le voyage et des combats pour rire, c'est toute ma vie.
Le rêve, le voyage et des combats pour rire, c'est toute ma vie.
Contradiction(s), un thème ensorceleur, le monde est si complexe, il y a tant à vivre, à raconter, et, si peu de temps.
Tuer le cochon
Pépito me fonçait dessus. Devant la porte béante de l'enclos, le Vieux agitait les bras en criant. ''Louis, il est pour toi, ne le rate pas!''
Facile à dire. Le cochon, un porc castré dont j'avais eu l'honneur de faire la connaissance la veille en arrivant sur le Causse, pesait cent cinquante-six kilos et, à mon avis, avait une notion bien précise de nos mauvaises intentions.
Pépito patina sur le sol humide de la cour et poussa un couinement de rage alors que son arrière-train chassait vers la gauche. Dans un sursaut, il redressa la trajectoire et reprit sa course folle. Il avait gelé dur pendant la nuit et mes articulations engourdies gémirent lorsque je me penchais pour prendre une position propice à l'interception du fuyard. La corde que le Vieux avait laissé échapper était nouée à la patte arrière de Pépito. J'essayais de calculer le saut parfait qui me permettrait de plaquer le cochon et le stopper dans son élan.
Je n'aurais pas dû arrêter le rugby, et, je n'aurais pas dû accepter la mission de mon père.
''Le Vieux voudrait tuer le cochon cette année encore. Tu sais, je crois qu'il lui reste peu de temps, ce serait bien si tu pouvais y aller''.
Évidemment, Monsieur donnait un cycle de conférences à New York alors Monsieur ne pouvait pas s'occuper de la tuade. La tentative de ralliement de ma sœur s'était écrasée sur un mur de silence suivi d'une tirade d'indignation. ''Ce truc de barbares, mais tu me prends pour une dégénérée ou quoi?''. La surprise était venue de Jessica qui, malgré les circonstances, avait tenu à m'accompagner. Elle aimait le Vieux.
''Tuer le cochon, comme c'est romantique, si avec ça je ne place pas un article dans les pages sensations d'un magazine féminin...''
L'impact approchait, je fléchis les jambes prêt à bondir. Au milieu de sa course, Pépito leva la tête, m'aperçut et crocheta sur la droite, vers le tas de fumier. Surpris, je me lançai à ses trousses. La corde serpentait à une vingtaine de centimètres devant moi et, enhardi par la vitesse, je tentai un saut. Je manquai la corde et atterris dans la boue à cinquante centimètres du fumier. Une forte odeur de pisse de vache m'emplit les narines en même temps qu'une montée de rage contre Pépito et contre le Vieux que j'entendais crier.
''Alors gamin, c'est plus difficile à attraper que les barquettes de côtelettes dans ton supermarché, hein?''
Du coin de l’œil, je repérai Jessica, portable à la main, qui n'avait rien raté de la scène. Le Vieux allait encore y aller de son commentaire. La veille, alors qu'on se promenait tous les trois il m'avait pris à part.
''Qu'est-ce qu'elle fabrique ta copine avec son machin? Elle cherche des sources?''
''Non, elle prend des photos. Et à propos, ce n'est plus ma copine.''
''Pour quoi faire?''
''Pour envoyer des photos du coin à ses amis, j'imagine.''
''Conneries! Vivement qu'on m'enterre tiens. Mais c'est pas ce que je te demandais, pour quoi faire qu'elle t'a quitté.''
''Si je le savais.''
''Mais elle est quand même venue?''
''Oui. Dure à suivre, hein? Peut-être qu'elle voulait me voir une dernière fois dans mon élément, les pieds dans la merde et le nez au cul des vaches, pour être sûre qu'elle n'avait rien raté.''
Il rit. ''Ne t'inquiète pas fils, plus le bouc pue, plus les chèvres lui courent après.''
Je me relevai et essuyai à la va-vite les plaques de boue agrippées à mes habits. Pépito terminait un nouveau tour de cour, l'Oncle avait feint une tentative d'interception avant de me lancer:
''Oh le Louis, il revient vers toi, il est tombé amoureux le bestiau, ça doit être l'odeur de la ville!''
Il se tapait une sacrée tranche de rire le con, sa bedaine rebondissait sous son tricot, suspendue à des bretelles sans âge. Il tenait le couteau à la main. C'est lui qui devait saigner le cochon. Dans le coin, ils appellent ces types les tueurs, personne ne sait bien expliquer comment ils accèdent à leur grade. La tradition se transmet d'homme à homme. L'Oncle avait l'honneur de cumuler cette fonction à son métier d'épicier malhonnête. Après avoir fait sa connaissance, Jessica avait résumé en une phrase mes souvenirs d'enfance.
''C'est fou ce qu'il ressemble à Gargamel, mais avec 100 kilos de plus. Tu es sûr qu'il ne tue que des cochons?'
La Tante attendait avec ses bassines, toujours jolie malgré son tablier délavé, ses cheveux devenus gris et les cernes ayant poussé sous ses yeux d'avoir épousé un bonhomme pareil. Elle parlait avec Jessica qui ouvrait des yeux comme des soucoupes. La Tante devait lui expliquer la suite des opérations. Bon Dieu, quelle virée réussie!
Je me concentrais sur Pépito. À nous deux mon gars, tu m'as déjà assez ridiculisé pour alimenter les blagues du village jusqu'à la fin de l'hiver. Il avait ralenti sa course et s'apprêtait à tenter un deuxième passage dans ma zone de plaque. Je renonçai à attraper la corde, trop hasardeux, il fallait que je me concentre sur le cochon. Je me décidai pour un placage haut du corps. Il arriva à ma proximité et je lui sautai dessus, nouant le bras à son encolure. Il poussa un gémissement furieux et essaya de m'éjecter. Alors que j'allais lâcher prise, je réussis à saisir une patte arrière et à le déséquilibrer. Il se débattait, allongé sur le flanc et je dus redoubler d'efforts pour lui maintenir une jambe en l'air. Le Vieux arriva en courant, immobilisa les pattes avant et noua une corde autour du groin du fugitif. Pépito ne disait plus rien, les carottes étaient cuites et il le savait. Il aurait eu son heure de gloire, une tentative désespérée et héroïque d'échapper à son destin.
''Bien joué, gamin. Belle interception!''
Les compliments du Vieux faisaient autant plaisir qu'ils étaient rares. Et celui-ci venait soulager les blessures laissées par ses piques de la veille. J'aurais dû deviner que ma question sur la tuadel'énerverait.
''Pourquoi vous continuez à tuer le cochon ici à la ferme, ce ne serait pas plus simple de l'emmener chez le boucher?''
''Pour ne pas oublier qui on est, ce qu'on fait et pourquoi on le fait.''
''Rien que ça! En égorgeant un cochon sans défense?''
''Écoute gamin, Pépito quand je l'ai acheté, il n'était pas sevré et je l'ai nourri au biberon. Après il s'agit d'assumer, on ne peut pas manger du saucisson tous les jours et avoir un cochon de compagnie ou s'offusquer de la souffrance animale. Ça, c'est bon pour les habitants de la ville. Des gens qui vivent assez loin de la réalité pour croire en leurs illusions. Pour parler de frappes préventives et de soldats de la paix dans les journaux sans se sentir honteux.''
''Gentille façon de me signaler que tu as lu mes articles sur la Syrie''
''C'est toi aussi qui m'énerves avec ce cochon. L'égorger! Rien que le terme est devenu scandaleux. Des gens viennent nous dire qu'on devrait l'assommer avant. Ils y connaissent quoi ces types à la douleur? On ne sent rien quand on se vide de son sang, on glisse, une sensation d'engourdissement, un peu de froid et on s'endort. Tu peux me croire, à l'époque, j'ai pris une balle, dans le maquis. Mais bon, c'était avant tesguerres propres...''
Sur le moment, j'avais marmonné, vexé, mais je savais comme il avait raison. Mes derniers reportages, en Centrafrique, m'avaient permis de mesurer la distance qui chaque jour nous séparait un peu plus de la réalité. Qui visite un abattoir avant de faire ses courses? Qui se rend sur les champs de bataille? Même les soldats n’y vont plus, appliqués qu'ils sont à réaliser des frappes chirurgicales derrière leur ordinateur. Nos écrans modernes filtrent le réel.
L'Oncle avait passé la corde dans la poulie et on s'y mit à trois pour hisser le cochon au-dessus du sol. Pépito poussa un couinement, mais la conviction n'y était plus. J'étais chargé de le ceinturer pour qu'il ne s'agite pas pendant la saignée. La Tante se tenait prête avec ses bassines, Jessica à ses côtés. L'Oncle caressait le cou de l'animal, machinalement. À Bangui, la main fermant les yeux du cabri, Désiré m'avait dit:
''Je lui parle pour qu'il comprenne pourquoi je le tue, pour qu'il parte en paix, que son esprit ne vienne pas me hanter.''
Des nuages de vapeur s'échappaient du museau du cochon, son souffle était calme, l'Oncle planta le couteau dans la carotide d'un coup sec et profond. Le sang gicla. D'abord sur le tablier de la Tante et le leggins de Jessica qui roulait des yeux horrifiés, puis le liquide commença à s'écouler de façon continue dans la bassine que la tante avait placée sous feu Pépito. Il avait poussé un dernier grognement à mi-chemin entre le mécontentement et l'abandon. Alors qu'elle tenait le récipient en s'assurant de ne pas manquer une seule goutte de sang, la Tante fit signe à Jessica de se baisser.
''C'est maintenant qu'il faut touiller pour pas que ça coagule''
Ébahi, je vis Jessica remonter sa manche de chemise, plonger le bras jusqu'au coude dans le sang du cochon et commencer à tourner la mixture lentement.
''Comme ça?''
''Oui, oui, c'est parfait''. La Tante affichait un large sourire. Cette fille de la ville avait du ressort. Tout à l'heure, elle lui montrerait comment elle récupérait le gras de tête dans le bouillon pour le mélanger au sang et préparer les boudins.
Je dévisageais Jessica intrigué pendant que l'Oncle passait le cadavre au chalumeau en grattant la peau du cochon. L'odeur était violente, mais très supportable comparée à celle qui nous attendait quand il ouvrirait la carcasse. Cette fille me surprendrait toujours, il y a quelques heures encore, elle avait l'air à l'aise comme une poule dans un terrier de renards et la voilà qui plaisantait avec la tante en emportant le sang dans la cuisine. Elle s'était acheté une tenue pour l'occasion: bottes en caoutchouc à la mode, les mêmes qu'Elizabeth II, leggins et chemise à carreaux assez seyante pour laisser deviner sa superbe poitrine. L'Oncle avait eu le mot juste en la découvrant à l'aube, appuyée contre le chambranle de la porte, un bol de café fumant à la main.
''Dis donc ta copine, elle est belle comme une publicité du Chasseur Français''.
''Ce n'est plus ma copine''.
''Eh ben dis donc. Quand même. Je devrais tenter ma chance alors''. Sifflement admiratif, bedaine qui tremble, rire gras. Montée de haine.
Il avait scié la tête et après avoir éviscéré la carcasse, coupa le corps en deux. Le Vieux m'en chargea une moitié sur l'épaule. J'aspirai une goulée d'air frais avant de plier sous le poids et de me diriger vers la cuisine en titubant. J'installai ma moitié sur la table de bois, bientôt rejoint par l'oncle qui y disposa la sienne. Le cochon séparé en deux sur la grande table, le feu qui ronflait dans la cheminée aux murs noircis, la marmite dont s'échappait les effluves parfumés de la tête en train de bouillir, le tableau dégageait un sentiment intemporel et rassurant.
''Vous deux, descendez vous laver. Jessica va tirer ce sang, après je te montrerai comment on prépare les boudins et les pâtés. Louis, mon chéri, essaie donc de te libérer de cette odeur de purin que tu trimballes''.
Le Vieux et l'Oncle éclatèrent de rire devant leur verre de rouge.
La salle de bain avait été rattachée au corps de ferme dix ans plus tôt. En sortant de la cuisine on traversait le garde manger puis trois marches permettaient de rejoindre les toilettes et la salle d'eau. La petite fenêtre aux rideaux brodés donnait sur le Causse où les premiers rayons du soleil réchauffaient la terre gelée. Un filet de brume se levait et sur chaque brin d'herbe une gouttelette de rosée semblait scintiller dans le matin. Jessica, en soutien-gorge devant le lavabo, avait commencé à rincer son bras, il faisait froid et sa peau laiteuse était parcourue de chair de poule. Pris d'une impulsion, je plongeais la tête sous son aisselle, mon nez fouillant à la recherche d'un peu de chaleur.
''Ron, ron, ron, ron''.
''Arrête, t'es con!''
Elle se retourna et me colla une petite gifle de sa main ensanglantée. Je lui attrapai le bras et lui léchai les doigts.
''Ron, ron, ron, ron''.
On se retrouva sur le sol de la salle de bain, je me débarrassai de mes habits souillés et arrachai son soutien-gorge. Elle répondait maintenant à mes grognements par des couinements assourdis en me mordillant d'oreille. Nous glissions sur le carrelage froid dans un mélange de fringues boueuses et de taches de sang. Je m'agrippais à elle violemment, un grondement me montait du haut des jambes, elle me bâillonna d'une main autoritaire et étouffa mon cri alors que je m'effondrait sur elle.
La journée fut consacrée à la préparation du cochon, Jessica et la Tante s’occupèrent des boudins et du pâté de tête. J'aidai le Vieux et l'Oncle à découper les jambons puis à les mettre à sécher dans la cheminée où ils passeraient plusieurs mois. On plaça la viande dans une jarre avec de la saumure, le Vieux tenait sa réserve de petit salé pour la saison. Je surpris le regard de Jessica sur moi à plusieurs reprises, ne sachant trop quoi faire de la tempête d'espoirs et de signaux d'alarme qu'il déclenchait sous mon crâne. Replonger au risque de se brûler. Le Vieux suivait notre manège et j'eus droit à un coup de poing dans les côtes en guise d'approbation.
Puis on prépara des filets et des côtelettes pour le repas. Sur le coup de midi, la 4L antédiluvienne des voisins fît son entrée dans la cour, et s'en suivit une longue série d'embrassades joyeuses. Ils avaient amené des pommes de terre farciedures et du chou cuit, on passa à table pour n'en sortir qu'au coucher du soleil.
Sur l'autoroute vide, la voiture filait au milieu des champs de la Beauce, à droite la pâleur de la lune baignait cet ouvrage qui m'intriguait depuis l'enfance, le viaduc de l'aérotrain d'Orléans. Jessica dormait depuis notre entrée sur la voie rapide à Noailles. J'admirais sa capacité à évacuer les discussions compliquées d'un revers de paupières. Elle avait sombré dans un sommeil profond, ses lèvres relâchées avaient pris cette moue heureuse que j'avais appris à reconnaître. Un visage que je ne lui avais plus vu pendant notre dernière année de vie commune. Arrivé à Saint-Arnoult, j'avais épuisé les explications qui me traversaient l'esprit sur ce qui s’était passé sur le Causse. La séparation, mes reportages à risques en Afrique, son histoire avec ce minet de la télévision, l'âge qui avance, l'envie d'enfants, l'air de la Corrèze, le sang du cochon, un plan de vengeance pour un truc que j'ignorais encore. J'avais avalé les kilomètres dans un état de semi-conscience.
''On est déjà là. J'ai dormi tout ce temps? Tu aurais dû me réveiller pour que je te relaie.''
Elle ne prenait jamais le volant, mais cette proposition faisait partie du rituel de nos retours de week-end vers Paris. Je souris. Il y avait de la circulation Porte de la Chapelle. Deux heures du matin, ville de dingues. Je la déposais en bas de chez nous à Marx Dormoy, elle m'embrassa sur la joue et attrapa son sac à l'arrière. Voilà pour les questions sans réponses.
J'ouvris la porte du studio, un rai de lumière se glissa dans la pièce vide et un poids s'abattit sur mes épaules. Je n'avais jamais réussi à m'installer. Un matelas sur le sol, deux chaises et une table pliante débordant de feuillets d'articles à terminer, d'une collection de boarding-pass dont j'espérais un jour couvrir une grande carte d'Afrique. Je m'effondrai sur le lit tout habillé. Le bip du téléphone me sortit du puits d'idées noires où je me laissais couler.
Sur l'écran pixelisé une photo de moi juché sur Pépito, la tête déformée par une grimace.
Une légende: ''le grand méchant cochon et le gentil petit Loulou''.
Je craignais déjà qu’elle ne fasse le tour des rédactions, les copains allaient bien se marrer. La suite me sortit du sommeil en un instant.
Il nous faut poursuivre cette discussion de la salle de bain. Tu viens à la maison demain soir?
Premier prix :
M. Mathias Daval pour sa nouvelle Un samedi soir au Green Mill
Le lauréat a reçu un prix de 400 euros, prix financé par la librairie Dédicaces
de Rueil Malmaison
Mon parcours d'écriture :
Né en 1977, Mathias Daval a consacré les vingt premières années de sa vie à méditer sur le sens de la dialectique hégélienne. En 2013, après une décennie de journalisme et de conseil en contenus éditoriaux, il a décidé de se consacrer à l'écriture et à la conception de jeux de société. Il est le créateur de la revue pluridisciplinaire "TIBIDABO", et le coauteur de nombreux essais (dont "Théorie-rébellion, un ultimatum", L’Harmattan, 2005, et "De la propriété littéraire", éditions Edysseus, 2010). En 2014, deux de ses nouvelles sont éditées dans des ouvrages collectifs (éditions Oléronaises, Stéphane Batigne Editeur). Depuis 2003, il est également l'auteur de musiques et paroles pour le groupe "Dazie Mae".
Ma nouvelle : Un soir au Green Mill
En hommage à Oscar Peterson.
Je me souviens de l’odeur. C’est ce qui frappait les sens en premier, l’odeur, avant la musique. Il y avait la transpiration des joueurs, surtout celle de Freddy, le contrebassiste obèse ; les traînées de bière renversée partout où c’était possible d’en renverser ; le tabac froid de la veille resté collé au fond des cendriers, et le tabac encore brûlant du soir même qui se dissipait en volutes de fumée aspirée par le ventilateur du plafond ou en cendres aussitôt englouties par l’une des flaques de bière. Mon père m’avait prévenu : « Bouche ton nez et ouvre grand tes oreilles ».
Lucille tenait la caisse les vendredis et les samedis, sauf quand sa sœur était de garde à l’hôpital Saint Charles et qu’elle devait rester à la maison pour s’occuper des mômes.
− Madame Lucille, comment une dame comme vous fait pour supporter cette odeur ?
− D’abord, j’t’ai déjà dit d’pas m’appeler comme ça. Quand tu dis ça on a l’impression que j’suis une pute.
− C’est pas ce que je voulais dire, madame ! C’est même tout le contraire. Vous êtes… une…
Mais j’étais obligé de me taire car je ne savais pas vraiment ce que le contraire d’une pute pouvait être. Alors je l’aidais à préparer son fond de caisse. Je lui demandais si elle savait combien il y avait de pièces de 5 cents dans un billet de 20 dollars, et comme elle se contentait de soupirer en haussant les épaules, j’enchaînais en lui assurant fièrement qu’il y en avait 400, parce que 20 fois 20 ça fait 400 et les mathématiques ne se trompent jamais. Pendant ce temps-là, mon père était en train de se changer avec Jim et Freddy dans la cave, au milieu des bouteilles et des barriques. « La loge la plus alcoolisée de tout ce foutu État », selon Joe. Je n’aurais pas pu le contredire sur ce point, étant donné que Chicago était le seul endroit du pays où j’avais mis les pieds jusque là, et l’unique loge que j’y connaissais était précisément celle du Green Mill.
− Hé, petit, tu savais que le club a appartenu à Al Capone ?
− Pour sûr que je le savais, Freddy !
Plus tard, j’allai voir Lucille et lui demandai discrètement :
− C’est qui, Al Capone ?
Elle me fixa avec un drôle d’air, semblable à celui du président Harry Truman sur la photo accrochée au mur des vestiaires.
− Un type qu’a tout compris au rêve américain, fit-elle, après un moment.
Et ce fut à mon tour de la regarder bizarrement.
Chaque soir, le concert était supposé débuter à neuf heures précises. Par la suite, j’ai compris qu’il existe une règle universelle interdisant aux musiciens de jazz de commencer à jouer avec moins d’une heure et demie de retard. Jim m’expliqua un jour que tout contrevenant s’exposait à une sanction de la C.I.N.B. Il précisa aussitôt : « La Confrérie Internationale de la Note Bleue, fiston. Et, crois-moi, tu n’as pas envie de te fâcher avec elle », ajouta-t-il d’un ton plein de sous-entendus.
La première fois que je le vis, je remarquai sa veste en tweed violet et ses chaussures vernies à bord blancs qui tranchaient avec les tenues noires et beiges des autres clients. L’homme avait une cinquantaine d’années, les tempes grisonnantes et les yeux couleur d’absinthe.
− C’est peut-être Al Capone, glissai-je à Lucille.
− Al Capone est mort il y a deux ans, imbécile !
− Alors c’est un membre de la Confrérie, en conclus-je, mais la jeune femme ignora ma remarque.
L’homme arrivait tôt et se débrouillait pour s’asseoir toujours à la même table. Il commandait un double sec et restait là, immobile jusqu’à minuit ou une heure du matin, les yeux rivés sur les trois énergumènes qui agitaient leurs mains sur la scène. Il semblait particulièrement fasciné par mon père. Il suivait la cavalcade des doigts sur le clavier, guettant ses chorus qu’il faisait systématiquement suivre d’un applaudissement sonore doublé d’un hochement de tête approbateur. Un jour, j’interrogeai le vieux Joe Callaghan, le patron du Green Mill.
− Dites, Joe, le type là-bas, vous savez qui c’est ?
− C’est Malcolm Beadwell. Il est chroniqueur pour la Tribune. Ça fait vingt-cinq ans qu’il sillonne l’Amérique du Nord pour écouter les meilleurs jazzmen. Il était déjà là au Cotton Club en 1927, quand le Duke a commencé.
− Le duc ?
− Ha, ha ! Oui, la musique est une aristocratie, petit. Et ce sont les types comme Beadwell qui font et défont les rois, tu l’apprendras bien assez vite.
Je pensais que c’était le sang et les guerres qui faisaient les rois, mais je ne cherchai pas à contester l’enseignement du patron. Quoi qu’il en soit, je passais plus de temps en compagnie de la noblesse du jazz qu’à réviser mes leçons de géographie ou apprendre la glorieuse histoire des États-Unis d’Amérique. Seules les mathématiques trouvaient grâce à mes yeux.
Il avait fallu un chorus de Freddy dans une version très personnelle de Take the A-train pour me rendre compte que j’étais drogué au swing. Le patron m’avait dit tout ce qu’il y avait à dire à propos de ce morceau :
− Tu entends le sol dièse de la mélodie ? A la troisième mesure. Il n’y a pas une seule femme ou une seule bouteille de single malt pour rivaliser avec cette note là. C’est pour ça que j’ai racheté le Green Mill. Pour m’offrir un putain d’orgasme chaque putain de jour que Dieu fait.
En entendant le blasphème, Lucille lui balança un coup de torchon sur l’avant-bras.
− Tu veux pas la fermer un peu ? Le gosse a même pas dix ans, bordel ! Et laisse le Seigneur en dehors de tout ça.
− Quoi ? Faut qu’il apprenne le pouvoir du jazz ! La magie de la note bleue... Et puis si j’avais voulu payer quelqu’un pour me donner des leçons de morale, j’aurais embauché le pasteur Drummond pour s’occuper de l’entrée.
− Vous faites partie de la Confrérie, Joe ?, demandai-je ingénument.
− Si tu parles de la confrérie des leveurs de coude impénitents, alors oui, je suis même le plus haut représentant de l’Illinois !
La jeune femme s’éloigna en maugréant. Sur scène, mon père avait pris la suite du chorus de Freddy, et égrenait les notes à un rythme vertigineux. Debout derrière le bar, Joe poursuivit son sermon :
− La musique est la plus haute manifestation de l’âme humaine, dit-il, emphatique. Et le jazz est le sommet de cette manifestation. J’imagine que Roy t’enseigne le piano, à la maison ?
J’acquiesçai.
− Alors tu sais de quoi je parle.
Et je savais de quoi il parlait, même si j’étais incapable d’y mettre les mêmes mots que lui. Avant d’être barman et patron de club, Joe avait passé quinze ans comme avocat à Minneapolis, alors les mots intelligents, il savait les manier. Ce qui ne l’empêchait pas de ponctuer son discours des plus incroyables idioties que j’avais jamais entendues. Il affirmait ainsi que les femmes ne comprendraient jamais rien au jazz, parce qu’elles avaient un cerveau beaucoup trop binaire pour apprécier le swing. Des années après, Jim confirma mes soupçons que tout ce mauvais esprit partait d’un ressentiment, lorsqu’il m’apprit que l’ex-épouse de Joe s’était fait la malle avec le bandonéoniste de l’orchestre municipal.
L’événement survint deux ou trois mois plus tard. Ce samedi-là, l’odeur était plus forte que d’habitude. Une canalisation avait explosé sur Lawrence Avenue, entraînant une série de dysfonctionnements dans le système d’évacuation du quartier. Les boyaux de la ville sentaient la pisse et la merde, et avaient décidé de faire surgir leurs émanations nauséabondes dans les toilettes et les vestiaires du Green Mill. Mais mon père avait raison : la musique n’a pas de narine.
L’assiduité de Malcolm Beadwell ne faisait pas défaut. Il sirotait son deuxième verre de whisky sans glace. Le dernier accord de Body and Soul, un ré bémol majeur avec une sixième, résonnait encore dans mes oreilles. Mon père avait fini par remarquer que l’homme était présent à chacune des représentations, sans exception, mais il n’avait pas encore eu l’occasion de lui parler. A la pause, il descendit de la scène et vint directement à la table du journaliste.
− Vous êtes là toutes les semaines, n’est-ce pas ?... Laissez-moi vous offrir un verre, au nom du groupe.
Les lèvres de Beadwell se déformèrent en une espèce de sourire forcé. Son regard vert plongea dans les yeux de mon père.
− Votre musique, monsieur Hines, est un nectar céleste. Et votre compréhension des deux cent cinquante cordes du piano dépasse l’entendement humain.
Il se racla la gorge, et ajouta :
− « Cette chose est divine, pour devenir humaine par ton pouvoir ».
− Walt Whitman ?
− Swinburne. Algernon Swinburne. Un Anglais.
− Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, vous savez. Je ne suis qu’un vieux corps traversé par un truc beaucoup plus grand que lui.
− Votre modestie vous honore.
Mon père secoua la tête.
− Les pianistes de jazz ont été honorés par pas mal de choses, mais jamais par la modestie, commenta-t-il.
Il se mit à rire et tendit la main au journaliste en ajoutant :
− Et à présent, je dois vous laisser. Je crois qu’il y a là-bas une rasade de gin qui aimerait beaucoup me féliciter.
Les sourcils de Beadwell se rétractèrent d’un coup, et sa bouche se tordit de façon grotesque.
− Votre musique est une bénédiction, monsieur Hines, mais je ne sers jamais la main aux nègres.
Ma respiration se coupa net. Je vis mon père déglutir et son poing droit se serrer le long de sa jambe. Mais il resta silencieux et se retourna, marchant lentement vers le bar. Je l’observais, figé.
− Un gin tonic sans tonic, commanda-t-il à Joe.
Vingt ans plus tard, je me souviens de l’odeur du Green Mill, ce mélange de bière, de tabac, de sueur et de pisse. Je me souviens des veines gonflées de Freddy et de son pouce énorme claquant la corde de mi. Des baguettes de Jim qui, alternativement, frappaient ou caressaient les tambours et les cymbales. Et du cou de Roy Hines, mon père, plié en direction des quatre-vingt huit touches noires et blanches du piano.
Deuxième prix :
M.Mickaël Feugray
pour sa nouvelle La trompette aphone d'Octave Dulcimer
Le lauréat a reçu un prix de 250 euros financé par le Crédit Mutuel de Rueil Malmaison
Mon parcours d'écriture :
Pondu à l'hiver 82 — par l'on ne sait quel drôle d'oiseau — au Havre, berceau de Raymond Queneau, je n'habite pas l'appartement de Queneau, je ne côtoie pas la famille Queneau, ni même les amis Queneau. Je parcours bien la médiathèque Queneau — de temps à autres — mais pas autant qu'on se l'imagine. Je regrette cependant le peu de place accordée au fondateur de l'OuLiPo, pas tous les jours non plus, il ne faudrait pas exagérer — j'ai des courses à faire et du ménage en retard — mais « pas jamais », si je peux l'exprimer ainsi.
En revanche, je lis. De tout. Des poèmes dans les nuages de lait, des lettres dans les branches d'arbres, des lignes sur les mains... et de la littérature blanche, surtout. Queneau ? Euh, oui, entre autres — je ne souhaite pas insister — avec Vian, Chevillard, Bukowski, Ionesco, Dubillard, Beckett, Michaux, Sarraute, Aymé, Égloff, Viel, Châteaureynaud, Mendoza, Buzzati.
J'aime le mélange des jours, les éclairages à contre-genre, tout ce qui tache et éclabousse, parce qu’à mon sens, le propre de la littérature, c'est de ne pas l'être.
Blog : http://kael.hautetfort.com/
La trompette aphone (d’Octave Dulcimer)
Lors de sa cinquième année, c’est facile à se remémorer, le jour même de sa célébration en avril — précisément pour son anniversaire, n’ayons pas peur d’être transparent — le petit Octave Dulcimer s'est vu offrir par son grand-père une trompette pour « jouer au jazz » aimait-il à répéter, pas peu fier de sa ferraille. Partout où l'on pouvait le rencontrer, le phénomène ne manquait pas, Octave était toujours accompagné de son instrument, un beau cornet de cuivre jaune, plus fin qu’un bugle mais tout aussi court, le format poche de la trompette avec ce timbre si spécifique de sourdine, bien qu'il n'osait jamais en émettre le moindre son. Son grand-père avait beau lui avoir indiqué comment en user — exemple à l'appui —, Octave Dulcimer se réservait pour le jour où il« sentirait la chose », il préférait « laisser croître en lui le sentiment d'existence qu'éreinter une passion naissante par empressement ». Il faut dire que pour ses cinq ans, au risque de passer pour un original en classe, Octave Dulcimer se lançait dans des réflexions philosophiques qui dépassaient un peu le stade de sa maternelle. Quoiqu'à y réfléchir, Octave était — peut-être — plus avancé en âge lorsqu'il reçut sa trompette des mains de son grand-père Vicario, lequel grand-père était effectivement plutôt un oncle, Fulgence — oui, c’est ça, son Oncle Fulgence — ou un cousin de la famille, enfin une personnalité assez proche pour être rattachée au cocon familial et assez distante pour laisser sur l'enfant une empreinte inaltérable. Disons un grand-oncle pour couper la poire en deux et simplifier les choses, d'autant que son nom échappe à Octave-même qui ne se rappelle en guise d’Oncle Fulgence qu'un grand veston noir qui l'impressionnait tant, quoi de plus naturel lorsque l'on est si jeune — à peine entré en primaire — les adultes paraissent toujours plus imposants qu'ils ne sont, surtout vêtus de noir, même si l’oncle en question ne dépassait pas le mètre soixante. À bien y regarder, il s'agirait plutôt d’un catogan marron clair, mais passons, ne jouons pas avec les souvenirs d’un enfant, d’ailleurs le marron tournait presque au beige en fait, une sorte de blanc écru, assez coloré, qui rapetisse, mais tout ceci est bien peu de chose face à l'empreinte laissée dans la mémoire d'un petit garçon influençable.
Les faits sont là, Octave Dulcimer, cinq ans et des brouettes, aimait le jazz comme personne, au point d’en respecter le silence, au point même de se retenir d’en salir l’espace sonore d’une note imparfaite, d’une anicroche dans l’univers déboussolant du be-bop. Que sa trompette lui soit offerte par Pierre, Paul ou Jacques importe peu, l’essentiel est qu’Octave ait eu— très jeune — accès à tout un imaginaire musical, un horizon élargi aux variations du cuivre, nourri au Si bémol, où le bleu du ciel se mélangeait au bleu des notes, où les nuages de sa vie convolaient avec les trilles, les saccades et les syncopes. Comprenons la chance de cette enfance et remercions simplement le bienfaiteur — quel qu’il soit — même si le souvenir penche pour un grand-oncle éloigné voire un peu flou, ne serait-il pas plus généreux d’en remercier également son grand-père Vicario et l’Oncle Fulgence, après tout, les adultes ne se consultent-ils pas pour offrir aux mioches un cadeau qui fait mouche, même si — et cela peine un peu de le rappeler — des ragots ont couru — à l’époque, c’est vous dire comme cela remonte — laissant entendre que le grand oncle ou l’oncle Fulgence ou le grand-père Vicario, n’auraient offert cette trompette à Octave que dans le dessein vengeur d’ « enquiquiner » — pour user d’un euphémisme — les parents Dulcimer. N’allons pas nous perdre en vétilles domestiques, après tout, ce sont des choses absolument invérifiables aujourd’hui, qui n’avancent en rien l’imagerie idyllique de cette passion, mais ce sont tout de même des choses qui se font dans les familles, il ne s’agirait pas — non plus — de taire une petite bassesse de pacotille au profit d’une histoire mielleuse, l’amour d’Octave pour sa trompette n’en sera que plus émouvante si l’on fait mention du contexte un peu lourd de concurrence déloyale qui pouvait exister au sein de sa fratrie, à l’image de la nation tiraillée entre un gouvernement vichyste des plus laxistes et le péril de la résistance, mais ceci est une autre histoire — si tant est qu’on puisse s’extirper d’un tel climat géopolitique — et il ne serait pas étonnant que la rancune familiale tire ses racines de ces engagements distanciés. De là à spéculer qu’Octave n’usait pas de sa trompette afin de ne pas alerter les autorités allemandes des malversations frauduleuses qui se jouaient dans son dos, il n’y a qu’un pas que nous ne franchirons nullement, d’autant qu’il se dit que les parents Dulcimer n’ont pas donné dans la délation depuis 1944, comme quoi la guerre a ses bienfaits.
Toujours est-il qu’Octave Dulcimer, petit garçon heureux — si l’on excepte les affaires de grands — ne quittait véritablement jamais la tubulure de ses rêves, du lit à la baignoire, de la cantine à la salle de sport, il traînait irrémédiablement son tuba cacophonique telle la continuité de son bras, quitte à s’alourdir ou perdre l’usage d’une main, celle pour répondre à la maîtresse par exemple, mais peu importe l’étalage, Octave n’a jamais aimé répliquer en classe, laissant les lauriers aux infortunés que le jazz dépasse, ou à Klaüs Schrieben dont l’aura paternelle faisait qu’il rétorquait toujours positivement aux questions de la maîtresse, même quand il avait tort. L’écolier Dulcimer nourrissait une telle emprise fusionnelle sur l’objet, que le maître-nageur fut bien importuné le jour où Octave se radina muni de sa trompette plutôt que de palmes à la piscine, à tel point que le médecin de l’école passionné par les travaux de Freud et Jung, y verra par la suite davantage une forme de transfert affectif, un objet transitionnel et ce qui nous ramène immuablement à un contexte familial que nous voulions initialement éviter — mais peut-on vraiment s’extraire du quotidien, voilà bien une question à laquelle nous serions fortuné de répondre —. Bref.
N’est-il pas dommageable, cependant, de constater la passion sourde d’un virtuose en herbe ? C’est qu’on aimerait volontiers traduire en mots ce que nous inspire cette maestria, parler de l’habileté d’Octave, de son talent naturel, de son mérite aussi, car l’agilité s’acquiert, la vélocité se travaille, personne n’est dupe. Mais force est de constater que le phénomène Dulcimer traîne un peu à germer, on le toise, on en rigole dans la cour et au-delà, déjà sur les bancs du lycée ses camarades se sont demandés ce qu’un grand gaillard comme lui — Octave est peut-être un peu plus avancé en âge que prévu — pouvait faire en classe avec une trompette rouillée à la main dont il ne jouait jamais, c’est que ça intrigue, mine de rien, un instrument aphone. Néanmoins, Octave Dulcimer est une tombe au pesant secret, un serment lui est sacré, jamais — pour taire les railleries ou séduire un jupon— il n’aurait parlé de Janus Barazani qui n’avait rien d’un grand oncle et tout d’un juif terré à la cave, que la trompette accompagna dans son périple captif, de sorte que l’homme s’exerçait sans souffler dans les entrailles de la maison Dulcimer qu’il faudrait peut-être un jour réhabiliter.
A-t-il seulement été question de pratiquer cet instrument dans l’esprit d’Octave Dulcimer ? Bien heureux celui qui arriverait à démêler le vrai du faux dans les entrailles de ce récit, car lorsque l’on y regarde de plus près, Octave a toujours rêvé souffler dans un cornet, est-ce seulement de sa faute à lui, si le pauvre Janus Barazani — que l’oncle Fulgence lui-même avait mené à se cacher chez les parents Dulcimer — ne jouait au final que d’un violon malingre, tout bas dans la cave aménagée, ce qui tendrait à prouver que les relations entre l’oncle Fulgence et les parents Dulcimer ne seraient hypothétiquement pas si problématiques, et que dans une certaine mesure, ceux-ci étaient — peut-être — plus liés qu’il n’y paraît, pour ne dire carrémentalliés, jouant la discorde en public pour taire les agissements de leur résistance ?
D’où vient alors ce goût prononcé d’Octave pour la trompette, c’est à s’y perdre un peu, que voulez-vous, le temps efface la netteté des traits du grand-père Vicario ou de Pétain — pourquoi mêler les deux d’ailleurs me direz-vous ? — le flou s’installe parfois un peu, l’on essaie pourtant d’y voir clair dans cette confusion de souvenirs, mais après tout, l’époque exige l’écheveau amer, la guerre n’est autre qu’une confusion, la confusion suprême, et l’on se dit qu’Octave attendait certainement plus que de sa virtuosité trompettiste la note, sa note, celle qu’il aurait lancé au monde, ou du moins dans sa contrée, dans son patelin, dans sa rue, la note de son buccin ou du moindre tromblon pas trop merdique qu’il aurait eu sous la main à ce moment là — peu importe pourvu que cela porte — ce coup de semonce, ce chant qui sonne la joie, l’espoir et rassure un mioche que l’on disait sur le départ pour le front, la note qui tance la guerre et enfante la paix : le glas du conflit armé.
Tout s’explique pour qui sait attendre, on a failli se méprendre, on a vu des contradictions où la logique couvait, on a pourtant cru le pauvre Octave un peu niais sur les bords, demeuré pour certains, comme s’il ne donnait dans le gâtisme pour se faire exempter, faut pas croire, Octave Dulcimer a de qui tenir, le caractère du grand-père Vicario, l’oncle Fulgence, les parents Dulcimer, il y a du répondant dans la famille, même si du grand-père Vicario, rien ne nous revient malheureusement dans ce sens, sinon un certain goût pour le régime Hitlérien qui lui vaudra de se costumer un peu plus que de coutume en agent des Brigades Spéciales qu’en opposant, mais s’il fallait bien une allumette dans la famille pour mettre aux poudres le feu, grand-père Vicario était de celles-ci, car si l’on y réfléchit le plus honnêtement de monde avec le recul des ans, c’est bien de sa servilité vichyste qu’est née l’insoumission rebelle du reste de la famille Dulcimer, déjà que les fils aiment à contredire la figure paternelle, il en allait ici de la patrie tout de même, et aussi un peu de la belle Anna qui n’était pas la dernière pour la bagatelle — comme sa cadette Maria fraîchement déportée, disait-on —, dont les fils Dulcimer raffolaient dans le secret de leurs mariages respectifs, et que le fameux violoniste en question — Janus Barazani pour ceux qui décidément ne suivent pas une anecdote aussi simple — avait su en détourner les sentiments d’un coup d’archet dans l’air, mais qui peut dire ce que l’avenir réserve dans les cœurs d’après-guerre ? Les frères Dulcimer n’auraient donné leur langue maternelle pour rien au monde tant que la belle Anna restait du côté français, et l’enseignaient à Octave sous fond de patriotisme, Octave qu’il avait fallu bien peu pousser pour pisser dans la soupe de Klaüs Schrieben à l’école, mais ne revenons pas sur les petitesses de cette sombre période.
De la trompette au violon, il n’y a qu’un pas me direz-vous, mais allez souffler dans un violon vous, la chose n’est pas si aisée qu’il n’y paraît de prime abord, il faut en plus du souffle une certaine technique pour faire vibrer la corde sensible, ce qui avec un dentier n’est pas si commode. Et c’est bien de souffle dont Octave Dulcimer se plaint ces jours-ci, du haut de ses quatre-vingt-quinze printemps — on ne vous avait pas menti, Octave est un peu plus vieux qu’il n’y paraît — non pas qu’il faille à tout prix souffler dans le triangle que lui tend Xavier F., intervenant qui tente de mobiliser un peu les capacités végétatives de ses légumes de patients en fin de vie à l’hôpital de la Renommée, mais il aimerait lui dire, le bel Octave — encore bel homme pour son âge —, combien la musique avait occupé sa vie, comment il avait annoncé la fin de l’incendie européen d’un timbre qui avait chamboulé la nuit, comment il avait annoncé l’événement à Janus Barzani en pleurs devant l’horizon après trois années à se terrer en l’incitant à faire couiner son Stradivarius de sa plus belle voix, comment il avait emporté le cœur d’Anna la frivole, devenue Madame Octave Dulcimer au détour d’un procès en retrouvant la trace improbable de sa déportée de sœur, comment il avait vécu à ses côtés, et surtout, comment il avait enseigné le violon, le piano et la trompette à de petits morveux de sa trempe — c’est une marque d’affection —les trois enfants du couple Dulcimer, qui ne viennent plus visiter leur père sous couvert d’Alzheimer, Janus, Maria et Vicario, ou quelque chose comme ça.
Madame Marie Pontacq
pour sa nouvelle Un train pour Mandapam
La lauréate a reçu un prix de 150 euros financé par l'agence immobilière Immédiat de Rueil Malmaison
Mon parcours d'écriture commence par un chemin de lecture (merci à toutes les bibliothèques où j'ai tant puisé!).
Je n'ai jamais quitté le monde des livres. D'abord professeur de lettres, puis libraire en Inde où j'ai vécu dix ans, je travaille aujourd'hui dans la traduction littéraire et écris des nouvelles et des romans jeunesse. Le mystère du sari rouge, sélectionné pour le Prix des Incorruptibles 2012-2013, m'a rouvert les portes des écoles et des collèges. Les compagnons du Flamboyant, roman historique pour adolescents, va paraître très bientôt, toujours au Jasmin, une jolie maison d'édition ouverte à toutes les cultures du monde. J'ai publié aussi un recueil de nouvelles (Coup de sang sous les Flamboyants, Prix de la Nouvelle d'Angers 2012) et divers textes dans des revues, magazines et recueils collectifs.
Ma nouvelle :
Un train pour Mandapam
Elle demanda à la mer si sa peau était belle. Et la mer poudra son corps d’un nuage d’écume.
Elle demanda au soleil si sa peau était belle. Et le soleil posa deux cercles d’or sur ses poignets.
Elle demanda à la rosée si sa peau était belle. Et la rosée ceignit son front d’un diadème de cristal.
Avvaï referma son carnet et colla son visage à la vitre. Oui, c’était bien ainsi qu’elle se rappelait l’arrivée, ce moment où le train quittait le sol pour s’enfoncer dans les flots. Et soudain il n’y avait plus rien, rien que la mer clapotant de chaque côté des rails, et cet horizon d’eau où se perdait le regard.
Rameshwaram, terminus de la terre.
Elle n’avait que huit ans quand elle avait débarqué ici pour la première fois, mais elle n’avait rien oublié. Ni le vol blanc des mouettes, ni le temple aux mille colonnes et les vingt-deux fontaines, où les pèlerins inclinaient la tête sous les ablutions purificatrices. Elle se revoyait, fillette maigrichonne en corsage rouge et jupe de velours. On lui avait acheté une guirlande de jasmin et c’était Ilango qui l’avait attachée à son poignet − Ilango dont les parents avaient accompagné les siens pour ce pèlerinage de la Fête du Char. Les rues grouillaient de monde et elle trottait, agrippée au sari de sa mère, derrière Ilango qui se retournait parfois pour lui sourire.
D’un geste fébrile, elle remit son calepin dans son sac, ajusta sa dupatta et se rapprocha de la portière. Le train entrait en gare et déjà les nuées de porteurs se précipitaient vers les premiers voyageurs, qui n’avaient pas attendu l’arrêt pour sauter sur le quai. Avvaï se fraya un chemin dans la cohue et héla un rickshaw.
− Au temple, amma ?
− Non, non ! N’importe où en ville.
Elle s’installa sous la capote. Malgré l’heure matinale, une chaleur déjà compacte engluait l’île, tempérée par la brise de l’océan. Le centre n’était qu’à un quart d’heure de la gare. Elle descendit près du temple, après avoir ordonné au conducteur de l’attendre. Il était encore tôt et elle n’avait pas de but précis, sinon marcher dans les rues qu’elle avait parcourues autrefois. C’était bien en pèlerinage qu’elle était revenue à Rameshwaram. Mais aujourd’hui, ses dévotions allaient à son passé. Devant son regard brouillé, les images d’alors se superposaient à celles d’aujourd’hui. Ilango dans la cour du temple, Ilango sous les flamboyants dont les fleurs pleuvaient sur ses épaules, Ilango… Toutes ces années-là portaient son nom, il était mêlé à sa vie aussi intimement que le battement de son cœur et le flux du sang dans ses veines. Ils étaient voisins depuis toujours, s’étaient élevés ensemble et avaient fréquenté la même école du village. Très vite, il était devenu évident pour tout le monde qu’ils s’épouseraient et les familles en parlaient comme si c’était déjà fait. Trois ans les séparaient et Avvaï avait fini de grandir pendant qu’il terminait ses études au loin. Pour lui faire honneur, elle avait suivi des cours à l’université et obtenu son diplôme d’institutrice avant de revenir enseigner au village, où elle étudiait aussi la botanique à temps perdu. Quand Ilango était revenu après avoir brillamment passé ses diplômes d’ingénieur, elle était allée l’attendre à la gare, et le premier regard qu’il avait jeté depuis le marchepied du train avait été pour elle.
Elle s’immobilisa dans la brûlure orangée du soleil. Devant elle, un pipal déployait sa canopée. Ici aussi, Ilango s’était arrêté, et l’ombre des feuilles avait joué sur sa chemise blanche.
Le cœur serré, elle se remit à marcher. Comme jadis, la ville fourmillait de pèlerins, mais ce n’étaient pas leurs visages qu’elle voyait, c’étaient ceux d’autrefois. Tout se mêlait autour d’elle, le profane et le sacré, hier et aujourd’hui, l’odeur de l’encens dans l’ombre du temple millénaire et celle des beignets gras rissolant sur les braseros, le chant des prêtres et les cris des conducteurs de rickshaws transportant les touristes vers les hôtels de la plage, les tongas et les voitures, le vacarme de la ville et le silence hébété de son cœur. Ce jeune garçon qui lui faisait signe à l’autre bout d’une venelle, n’était-ce pas le petit Ilango dont elle serrait furtivement la main quand leurs parents ne les regardaient pas ? Et voici l’échoppe où ils s’étaient arrêtés pour siroter du thé brûlant. Elle s’assit sur une banquette et commanda le même breuvage que jadis. Le serveur lui sourit. Ah, te revoilà ! disaient les corbeaux picorant les grains de sésame dans la poussière. Avvaï ferma les yeux, serrant la tasse contre elle comme si le breuvage avait eu le pouvoir de lui réchauffer le cœur. Au loin, la clochette du brahmine résonna de ce même tintement doux qu’autrefois, appelant les fidèles à la puja. Des ombres flottaient autour d’elle, elle avait l’impression de se dédoubler. Lorsqu’elle remonta dans le rickshaw quelques heures plus tard, elle ne savait plus qui elle était − la fillette en corsage rouge ou la femme blessée d’aujourd’hui.
− Mandapam, ordonna-t-elle. Tamil Nadu Hotel.
Mandapam, la dernière bourgade avant que la pointe du continent ne plonge dans la mer. Tandis que le rickshaw traversait le viaduc, elle se reprit à rêver, le regard perdu dans le clapot des vagues.
Ilango. Ils ne vivraient jamais ensemble, c’était fini. Tout s’était brisé un soir, dans la touffeur de cet été des plaines où même la nuit ne vous apportait pas le moindre souffle de fraîcheur. Ils étaient tous là sur la terrasse, les parents d’Ilango, son aîné Ramesh et cette Koumoud qu’il avait épousée dans le nord et venait juste de ramener à la maison. Une brahmine, belle fille à la peau d’ivoire et aux yeux soulignés de kajal de chaque côté du point rouge du bindi. Tout de suite, Avvaï s’était sentie jaugée par cette femme. Elles s’étaient souri pourtant, elles avaient discuté botanique pendant que les hommes fumaient, allongés sous le porche. Lorsqu’ils s’étaient séparés, Ilango lui avait chuchoté comme d’habitude :
− A demain, Avvaï.
Mais le lendemain, pour la première fois, Ilango ne lui avait pas rendu visite et elle l’avait espéré en vain, tressaillant chaque fois qu’elle entendait des pas dans l’allée de latérite qui menait à sa maison. A l’école où elle enseignait, elle avait guetté le bruit de ses chappals sur le sol en terre battue de la cour. Les jours s’étaient écoulés dans cette attente. Elle ne l’avait pas revu de la semaine et son cœur cognait à l’étouffer quand elle s’était résolue à passer chez lui le samedi suivant.
− Qu’est-il arrivé, Ilango ? Tu n’es pas malade, j’espère ?
− Non, ce n’est pas ça.
Il s’était détourné, cassant un rameau de jasmin dont il avait mordillé le bout amer.
− Ecoute, Avvaï…
Un silence avait suivi, troublé par le cri rauque d’un corbeau perché dans l’arbuste au-dessus d’eux.
− C’est Koumoud. Elle a parlé à mes parents, après notre soirée sur le thinaï. Elle leur a dit qu’ils ne pouvaient pas me laisser t’épouser.
− Mais pourquoi ?
− Parce que…
Il avait hésité encore, les yeux fixés sur le bout de jasmin qu’il avait fini par jeter sur les dalles.
− Parce que tu es trop noire. Pour elle, c’est le signe d’une basse extraction. Elle ne veut pas être la belle-sœur d’une shudra.
Avvaï l’avait dévisagé, incrédule. Trop noire ? Puis quelque chose avait sombré en elle. Oh, elle connaissait la valeur d’une peau blanche dans son pays. Dans la rubrique matrimoniale du quotidien local, c’était si souvent qu’elle avait lu la phrase rituelle : «Homme bien sous tous rapports cherche jeune fille au teint clair ». Mais entendre Ilango employer ces mots, lui qui l’avait encouragée à s’instruire, à exercer un métier, à louer son propre logement pour ne plus dépendre de sa famille !
− Bien sûr que je suis noire. Je suis une Dravidienne comme toi. Mais je suis Avvaï ! Avvaï que tu as toujours connue…
Il avait levé vers elle un regard déchiré.
− Je sais. Pour moi, tu seras toujours la même. Mais je ne peux pas aller contre leur volonté à tous, tu comprends ? Koumoud… sa caste, ses relations… Ils n’oseront jamais la contrarier. Et moi, je voudrais les persuader, bien sûr. Mais je ne suis pas l’aîné, tu comprends. Je ne fais pas le poids.
Elle l’avait regardé, incrédule. Etait-ce bien Ilango qui parlait ainsi ? Ilango si « moderne », avec sa culture, ses diplômes ? Puis elle avait compris tout à coup − compris ce déchirement en lui. L’esprit critique contre la tradition. L’individu contre la famille. La liberté de l’être contre l’immuable obéissance aux lois ancestrales.
Un conflit dont il ne se délivrerait jamais si elle ne l’aidait pas.
− Ilango, partons ! Prenons un train, n’importe lequel. On se mariera, ils ne pourront rien contre le fait accompli. Ilango, ils ne peuvent pas nous séparer.
Il avait souri − d’un sourire si las qu’il lui parut vieux tout à coup. Un sourire d’homme vaincu d’avance par des forces qui le dépassaient.
− Ils ne peuvent pas, tu crois ?
− Bien sûr que non, Ilango. Ils ont le pouvoir que tu leur laisses prendre, voilà tout.
Il avait écarté les mains, dans ce geste fataliste qu’elle avait vu faire à tant d’autres avant lui, sur cette terre indienne où la vie des individus pesait si peu, grain de sable parmi des millions d’autres, goutte d’eau dans le ressac infini des gestations et des éternelles renaissances.
− Partons, Ilango, partons ! Nous y arriverons si nous avons le courage.
Hélas, c’était toute seule qu’elle était montée, la veille, dans le compartiment pour dames, avec pour tout bagage ce sac qui contenait son carnet et la trousse rouge où elle conservait ses herbes médicinales.
Elle descendit du rickshaw, régla le conducteur et se fit conduire au bungalow qu’elle avait réservé sur la plage. Un simple cube de béton, qu’enlaçait une liane de bougainvillier en fleur. Elle déposa son bagage, but un verre d’eau et se rafraîchit le visage dans la minuscule salle de bain, où elle laissa l’eau couler longuement sur ses mains. Il était près de six heures. Le soleil se couchait déjà et elle ressortit de sa chambre pour aller s’asseoir au ras des vagues, son carnet sur les genoux. Un vent tiède soufflait du large, ébouriffant sa frange. A droite, la ville s’étendait comme un corps de femme, moite et lourd dans la touffeur du crépuscule. Mandapam. Elle répéta le nom, d’abord doucement, pour elle seule. Cela commençait comme un fruit, puis cela se brisait, éclatait en grains de grenade, en jus d’amande amère. Mandapam. Et le son peu à peu se diluait, confondu avec le sang, le chuchotis de la brise, la grande respiration tranquille de la mer.
Elle demanda au sable si sa peau était belle, et le sable, qui s’y connaissait en grains, souffla du mica brillant sur ses pieds nus.
Avvaï referma son calepin, fouilla dans son sac pour en extraire la trousse rouge qu’elle ouvrit. Un parfum de jasmin, mêlé à des relents de curcuma et de tulsi, monta à ses narines. Mais ce n’était pas cela qu’elle cherchait. Du compartiment secret sous la doublure, elle sortit les corolles qu’elle garda un instant entre ses paumes.
Elle demanda aux larmes si sa peau était belle, et les larmes peignirent ses joues d’un glacis de lumière.
Avvaï ferma les yeux, les mains à hauteur de son cœur, son cœur qui n’avait pas de couleur et où battait pourtant son être, toutes les Avvaï qu’elle avait été depuis qu’on l’avait mise au monde et peut-être avant, dans la tendre nuit du ventre où elle n’avait pas encore de peau, où elle n’était que fluides et sécrétions. Ensuite, elle avait été ce bébé qui avait ouvert les yeux sur la vie. Elle avait été cette fillette en choli, puis cette tendre adolescente, cette fille consumée d’amour. Elle avait été tout cela sous sa peau noire, qui la contenait comme un étui précieux.
Et c’étaient tous ces êtres qu’on avait réduits à un seul pour mieux la rejeter − la fille qu’Ilango n’épouserait jamais parce qu’elle était trop noire.
D’une main qui ne tremblait pas, elle prit les corolles et les porta à sa bouche. Leur goût la fit d’abord grimacer et elle se souvint du geste d’Ilango sur la terrasse pour glisser le jasmin entre ses lèvres. Un mouvement qu’elle avait revu cent fois depuis dans un élancement de souffrance et qui maintenant ne lui faisait plus mal, parce qu’elle était au-delà − plus loin, bien plus loin que la douleur.
L’une après l’autre, elle mâcha toutes les fleurs. Puis elle resta assise là, au ras des vagues, jusqu’au moment où l’horizon se brouilla sous ses yeux et où elle ne sut pas si c’était la tombée du soir qui lui obscurcissait la vue, ou l’approche de l’autre nuit. Le froid la saisit. Elle serra sa dupatta sur ses épaules, et sentant ses jambes s’ankyloser, se leva pour faire quelques pas sur le rivage.
Ce fut alors qu’elle le vit. Silhouette fouettée par le vent, il s’avançait vers elle de l’autre bout de la plage, sa chemise aux pans ouverts claquant sur le fond assombri de la mer.
− Ilango !
Elle voulut se précipiter vers lui mais ses jambes la lâchèrent. Elle vacilla un instant avant de tomber sur le sable, les deux bouts de sa dupatta déployés de chaque côté de son corps, comme des ailes désormais immobiles. Et de son sac, le carnet de ses poèmes s’échappa, ouvert à la dernière page.
Elle demanda à la nuit si sa peau, sa peau noire, était belle. Mais la nuit ne vit pas la différence.
Prix de la Ville de Rueil Malmaison :
Madame Odile Mathys
pour sa nouvelle Enfermées dehors
La lauréate à reçu un prix de 200 euros financé par la Ville de Rueil Malmaison.
Mon parcours d'écriture :
C’est la seconde année que je participe à « Don Quichotte ». J’aime le principe du concours et le cadre imposé d’un thème qui fait travailler l’imaginaire.
Ecrire, c’est une activité ludique, un genre de jeu intellectuel, mais aussi un catalyseur d’émotions, une sorte de ligne de fuite.
Ce qui m’intéresse, c’est de construire une fiction autour d’un fait réel, de témoigner de quelque chose de fort, de partager une émotion.
Ma nouvelle :
Enfermée dehors
Oui, je sais bien que nous aurions dû nous méfier, parce qu’ici, ce ne sont pas ces villes superbes et fières, les paysages grandioses, la démesure des steppes, tout ce pour quoi on s’attache à un lieu, à une terre. Les hommes s’assemblent où il fait bon vivre. Alors pourquoi tout ce monde, en Mordavie ? Je le savais sans le savoir, puisque c’est là que je suis née, que j’ai grandi. Mon dieu ! J’aimais ces plaines et ses villages, autrefois, ce monde humble, d’apparence innocent. Car alors, Macha ne m’avait pas encore parlée.
Macha, soit maudite : tu m’as retiré le bonheur comme si tu m’arrachais la peau, et sois bénie, car mes yeux aveugles se sont à jamais décillés. Mais comme je regrette ma cécité ! Je suis désormais exposée à la laideur du monde dans ce qu’il a de plus terrible, de plus vil. Je voudrais me crever les yeux, Macha, l’obscurité sans fin me serait plus douce que ce chaos qui m’entoure, qui m’habite. Je voudrai tant retrouver le village d’autrefois, ce jardin de petites isbas, et le sourire de grand-père, les mains de papa et de maman, et tout ce qui m’était cher !
Macha, nous ne regardions pas les baraquements gris, nous ne les voyions plus, on savait seulement que c’était là qu’étaient Joseph, et Piotr, Vladimir et Sacha, papa, maman, et tous les autres. Désormais, je vois ces murs semblables à des plaies grises balafrer la terre comme un cauchemar sans fin. Et pourtant, tous ces arbres au-delà ! Un véritable océan ! Te souviens-tu de nos parties de traîneaux sur la neige dure au travers des forêts de bouleaux ? Comme l’hiver était beau, alors, et le village féerique ! Quand nous rentrions bien au chaud, grand-père nous racontait des histoires d’hier en fumant sa pipe.
Tu peux fumer, grand-père : le petit foyer rouge entre tes gros doigts ne réchauffera plus jamais quoique ce soit à des kilomètres à la ronde, et surtout pas mon cœur. Quant au tien, sans doute l’as-tu perdu à jamais, peut-être même n’en as-tu jamais eu ? Et pourtant tes histoires étaient si belles, et tu riais d’un rire d’ogre ! Comment pouvais-tu seulement sourire ? Où avais-tu pris ce droit ? Je voudrai t’arracher tous ces rires, au nom de toutes ces joies que toi et tes pareils ont volées. Et ta bouche ne serait qu’une plaie, qu’un cri, un gouffre d’obscurité et de douleur, et tu saurais, oui, tu saurais alors peut-être le prix de tes infamies.
Macha, comme nous étions heureuses des petits chaussons rouges et des poupées ! Et la maisonnette en bois, la dînette en porcelaine, le grand samovar de cuivre rouge ! Comme le thé nous semblait particulièrement savoureux, en regardant tomber la neige ! Savait-on seulement le prix de ces présents ? Savait-on seulement… J’ai jeté toutes ces vieilles poupées, et qu’on ne me parle plus jamais de chaussons rouges, dont maman aime à se rappeler la beauté . Mon dieu ! Elle me dit désormais que je suis maigre, c’est vrai : on ne peut pas grossir à l’ombre des hauts murs. On devient comme les plantes qui poussent dans leur ombre : petite, faible, et chétive. L’obscurité nous dévore de l’intérieur et peu à peu, nous recouvre. Je me sens si terne, désormais ! Toute lumière s’est éteinte en moi. Crois-tu que je pourrai survivre longtemps encore, si je restais ici ?
Non, Macha. Tu n’aurais pas dû. Maman disait toujours de ne pas écouter les conversations des hommes, surtout quand ils avaient bu trop de vodka. Pourquoi as-tu laissé traîner tes oreilles ce jour là ? Ne pouvais-tu pas écouter la radio dans ta chambre ou sortir avec Ouma ? Cela aurait tout changé, ou plutôt, alors rien n’aurait changé, et nous pourrions espérer être heureuses, et continuer à aimer tout ce qui nous était cher, à commencer par papa et maman. Nous n’aurions plus peur de leurs regards, de leurs mains !
Ces mains. Ces mains qui continuent de caresser avec tendresse le front de ma sœur. Ces mains qui pétrissent doucement la pâte, qui glissent dans mes cheveux. Ces mains qui nous ont langées, bercées, ces mains amies et aimantes. Je ne peux plus les supporter! Comment osent-elles encore toucher la vie ? Ont-elles seulement le droit de cueillir une fleur, de glisser dans l’eau ? Ces mains là sont des scélérates, des voleuses, des meurtrières. Je voudrai ne plus jamais les voir! Qu’elles ne me touchent plus, par pitié !
Oh ! Mordavie, terre morne à l’infini, tu n’es plus que désolation. Qui voudrait venir, ici ? Qui pourrait y survivre, qui n’y ai pas grandi ? Le vent balaie les plaines et s’écartèlent dans les branches des bouleaux en longs cris d’agonie. C’est laid et triste à mourir. Un pays de rien, un non lieu. Comme j’aimais pourtant cette mélancolie, cette monotonie, autrefois ! Pourquoi m’avoir ôté cette poésie, Macha ? Je ne vois plus que la boue dans les rues du village, le gris sale de la neige fondue. Et les murs gris, à l’infini. Je crois qu’en me broyant le cœur, la vie a retiré ce qui était bon et chaud autour de moi, comme les couleurs. Mais je ne dois plus parler de couleur, car je veux bannir de ma mémoire les chaussons rouges, ainsi que le bleu des yeux de papa, par exemple, et surtout le vert de ceux de grand-père.
Comment, d’ailleurs, ai-je pu croire qu’il y ait jamais eu une seule lueur d’amour dans ces yeux là ? Comment pouvaient-ils continuer à se poser sur les choses simples et paisibles de la vie ? Comment savaient-ils ainsi mentir ? Je trouvais beaux les yeux de papa et doux le regard de grand-père… Pour moi, les yeux étaient comme des petites fenêtres, tout illuminées par leur tendresse ! He bien, je me trompais, bien sûr : c’était des fenêtres aveugles, qui ont pu regarder naître mon premier sourire comme contempler des massacres. Je voudrai que ces petites fenêtres n’aient jamais existé, elles non plus ! Quel mensonge que ces yeux là !
Que faisais-tu, Macha, à traîner stupidement chez toi ? Les hommes étaient là pour boire de la vodka, comme d’habitude, comme toujours ! Mais ce jour là, ils étaient plus bruyants que de coutume, et surtout, tu étais là, bien trop près d’eux, quand Piotr est arrivé. Il était très agité, il était en colère, aussi, et il ne voulait pas boire. Les autres riaient, ils étaient gais déjà, mais ils se sont vite dégrisés quand il a raconté son histoire. Voilà : on l’avait filmé, des journalistes sans doute étrangers, avec une femme russe. Et il y avait eu là, devant lui, un ancien prisonnier. Un prisonnier. Libre ! Qui pouvait parler ! Et qui l’avait interpellé, ce chien, ce sale pourceau ! Tout çà devant les étrangers. Sous la caméra ! Il avait appelé à l’aide, ils avaient arrêté le film, mais l’autre avait eu le temps de lui parler encore. A lui, lui ! Et tous dans la pièce s’étaient indignés. Quelle colère !
Pauvre Macha : tu étais encore d’accord avec eux, à ce moment là…« -Mais qu’est-ce qu’il a dit ? » a demandé grand-père. Et c’est à cet instant précis, Macha, que le cours de ta vie a changé, que la terre a cessé de tourner, et que les ténèbres ont monté vers toi, comme une marée. Car Piotr a répété. Il a dit les mots, les mots irrémédiables, les mots de fer, les mots de sang, les mots brisés aux cheveux blancs.
Oui, le prisonnier a raconté comment on l’avait battu… Macha ! Ces choses horribles ! Le scotch- les barreaux de l’infirmerie-le seau de métal- les gaz lacrymogènes-les coups- les testicules-les jambes écartées- les crayons sous la plante des pieds- Oui, il a dit aux autres qu’il lui faisait cela ! Et souvent, Macha, oh ! Si souvent ! Chaque jour s’il le fallait ! Oui, il avait parlé aussi du racket- tu me paies ou je te cogne, je te démolis la gueule jusqu’à ce que ta mère même ne puisse te reconnaître, jusqu’à temps que tu hurles comme un animal, que tu ne sois plus qu’un cri, qu’une douleur folle, sans plus rien d’humain- Tout ! Il avait tout balancé aux journalistes, et devant Piotr.
Pauvre Macha. Cela a dû être terrible pour toi : L’oncle Piotr ! Ton préféré ! Lui qui te faisait faire des tours à cheval sur son dos ! Lui qui chantait des romances avec une voix si douce à Anielka ! La malheureuse… C’était un bourreau qui l’aimait, et elle ne le savait même pas ! Toi non plus, petite gourde : tu ne savais rien, quand tu grimpais en riant sur ses épaules autrefois. Et tes oreilles malgré toi se sont faites plus sensibles, de véritables radars, pour écouter la suite, que tu n’aurais jamais voulue entendre... Oh ! Je sais ! Il aurait mieux valu que tu sois sourde ce jour là.
Et ils se sont mis à parler, à déballer leurs affaires, toutes leurs misères épouvantables. Bien sûr qu’ils étaient obligés de cogner beaucoup et souvent, il y avait des fortes têtes, personne n’avait idée de leur arrogance et de leur sournoiserie ! Bien sûr qu’ils s’habituaient, les prisonniers, de toute façon, c’est pourquoi il fallait toujours faire preuve d’inventivité pour les réduire, pour les contenir : ils étaient des soldats, eux, non ? Alors, ces types n’avaient qu’à apprendre à les respecter. Ils n’avaient qu’à entrer ces journalistes, et passer une semaine avec eux ! Bon sang ! Ils étaient du coté de la loi, et pas les autres ! Bien sûr, mais ça dépend où se situe la loi : où se place le curseur ? Qui en décide, en Mordavie ? Les bêtes cruelles ne sont pas celles que l’on croit : elles ne sont pas derrière les murs, chez les prisonniers de droit commun, mais elles sont là, tout autour de nous, enfermées dehors.
Et tu n’as pas pu t’empêcher d’entendre grand-père. Grand-père qui racontait. Oh ! bien sûr cela n’avait plus rien à voir avec ses histoires d’autrefois ! C’était l’histoire d’un gardien et c’était aussi le massacre de ton amour, Macha. Ce prisonnier qui arrivait et qui n’avait pas voulu laver les latrines de la colonie. Il n’avait pas compris où il se trouvait. Et grand-père l’avait … frappé… la matraque- les fesses bleues comme un arc en ciel de la douleur- l’homme nu- le film - He bien, voilà ! Au moins, on avait eu la paix avec lui, ensuite. Il avait très bien compris la leçon, et les autres aussi, qui avaient vu. Tous les autres.
Tous, et toi, Macha. Et ton petit cœur se déchirait comme les ailes d’une colombe sous une pluie de plomb, ton petit cœur explosait devant l’infamie de grand-père, et les larmes inondaient ton visage, ton corsage, tes mains. Tu voulais laver cette laideur dans ton chagrin. Tes jambes ne pouvaient plus te tenir et pourtant, tu as trouvé la force d’escalader la fenêtre, et de venir jusqu’à chez nous. Maman a pensé qu’on t’avait attaquée, peut-être, et qu’il fallait chercher ton père. Tu as dit, non, ce n’est rien, ça va passer, je vais parler un peu avec Nadjejda, ça ira mieux après.
Et tu m’as parlée, en effet. Tu m’as proprement exécutée, assise devant la petite fenêtre de la chambre, tandis que maman préparait un thé pour te réconforter, très loin de nous, dans la cuisine. Le rideau s’est enfin déchiré et nous avons découvert toutes deux quel était le véritable métier de nos pères, nos mères, nos oncles et nos tantes, nos grands-parents, nos amis, de tous ici. Ils n’étaient pas seulement gardiens des colonies pénitentiaires de pères en fils, de mère à filles, mais ils sont aussi cela, peut-être : des monstres. Des monstres que nous aimons, qui nous aiment, et avec lesquels nous devons vivre chaque jour, chaque minute, comme deux biches au milieu des loups ! Car les bêtes sont là, tout autour de nous, tapies derrière ces regards, ces sourires, ces visages bonhommes. Comme le tien, papa. Qui a l’air plus gentil que toi quand tu souris en passant la main dans tes cheveux ? Laisse-moi croire, désormais, que ce simple geste cherche à ôter de mauvais souvenirs, que tu sais sacrilèges quand ta joie s’affiche. Pauvre papa ! Tu n’as peut-être rien fait pourtant, mais je n’aurai jamais la force de te le demander !
Nous avons passé d’autres jours affreux, avec Macha, à mener nos enquêtes parallèles, à faire le tour de notre misère. Combien pour les petits chaussons fourrés rouges ? Combien en échange des jolies poupées ? Et le magnifique samovar, les robes de maman ? Faire le décompte de leurs possibles infamies. Additionner sans cesse. Chercher dans les isbas voisines d’autres signes, d’autres traces de ce marché infâme. A chaque visite, à chaque instant. Oh ! Quels moments terribles! C’est alors que tu as dû décider de t’enfuir en toi-même, très loin d’eux, de rapetisser vers un centre improbable où te retrouver : tu es partie en exil ! J’ai très bien compris, Macha.
Maman me dit : Nadjejda ! Pourquoi ne me regardes-tu pas dans les yeux quand je te parle ? On voit bien que tu grandis et que tu fais des manières ! Je ne peux même plus te toucher ! Moi ! Ta mère ! Et tu ne veux plus voir ton pauvre grand-père ! Comme tu es injuste, ma fille, injuste et ingrate… Nadjejda ! Tu es trop maigre, il faut manger, papa et grand-père ont pu acheter des bonnes choses, ils ont tellement travaillé, ils t’emmèneront à Moscou si tu travailles bien, toi aussi. N’oublie pas comme on a de la chance, ici, tout le monde a de l’embauche, c’est si dur ailleurs… Tu n’as qu’à voir tous ces malheureux qui arrivent chaque jour dans les wagons blindés, des trains entiers de bandits, qui n’ont pas pu trouver un travail honnête. Regarde comme nous pouvons être fiers de notre famille : tout le monde s’en sort bien, non ? Ce petit transistor qui te faisait envie, papa n’a-t-il pas pu te l’offrir ? Et la belle télé? Combien de personnes en ont dans les villages, hein ? Le vent t’emportera comme une feuille, si tu continues…
C’est sûr, maman, que je deviens légère, tout ce qui m’habitait me déserte, je rêverai d’être cette petite feuille, cette plume, ce rien ! Ainsi je quitterai ce monde brutal à jamais. Car tu n’as pu ignorer l’ignominie de ton père, de tes frères, de ton homme peut-être, durant toutes ces années. Peut-être même y a tu participé, dans les baraquements des femmes ? T’y es-tu habituée, comme presque tous, ici ? Sans doute les cris et les larmes ne représentent-ils plus rien, en Mordavie, ils sont vains. Ils glissent sous les portes des cellules et le vent les emporte sur ces plaines désertes où nul ne les entend. Oui, c’est cela, Macha, qui aurait dû nous alerter. Le silence autour de ces murs. Et pourtant, il me faut bien me l’avouer, je ne puis m’empêcher d’aimer malgré tout encore maman… Je ne puis renier toutes ces années de tendresse partagée, cette douceur qui nous unit. Quant à grand-père, c’est non ! Irrémédiablement !
Comme tout est compliqué, désormais ! A qui se fier ? Il est si important pour moi d’écrire cette histoire. Car sinon, ne deviendrons-nous pas comme eux ? Toi et moi, Macha, silhouettes grises, ombres portées de leurs péchés. Répliques perpétuelles de ce mal qui couve ici, de villages en villages, de baraquements en baraquements, depuis des générations, depuis Staline, depuis les goulags. Nous deviendrons à notre tour, un jour, inexorablement, gardiennes. Gardiennes. Nous accepterons tout peu à peu, même l’inacceptable. Nous vivrons dans ces murs hantés et maudits toutes nos journées, et nous rentrerons par les chemins vers la chaleur de nos maisons, peut-être en chantant, observant le vol des oiseaux, pleines d’un printemps léger et d’une quiétude satisfaite. Non, Macha. Non ! Nous allons fuir. Je ne veux pas de ce destin là ! Mais tu es si malade, maintenant… Comme tu me manques ! Maman dit que tu as tant de fièvre, que tu ne reconnais plus personne : j’ai peur que tu m’oublies, moi et toute notre histoire. Macha, ne m’oublie pas, surtout, n’oublie rien, je t’en supplie ! Je suis si seule, sans toi !
On ne se méfie pas assez des gens qu’on aime. Notre regard sur eux est comme biaisé, n’apercevant que la face claire et lumineuse de leur être. Ils sont comme des petites lampes dont le halo bienfaisant nous protège des ténèbres. Et pourtant, quelle obscurité profonde en eux ! Est-ce que ce chaos et cette nuit nous habiteront aussi, toutes deux ? Dis-moi que non, dis-moi que c’est impossible ! Dis-moi que tu vas guérir, que tu ne me laisseras pas seule et que nous réussirons à préserver l’essentiel : nos yeux grands ouverts et nos cœurs purs ! Je vais partir, Macha, je vais partir : le vent m’emportera comme une feuille, ce sera comme maman l’a dit.
Nadjejda-Mordavie, le 6 juillet 2013-
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire