Nous avons le plaisir de vous présenter les lauréats du Prix Don Quichotte 2012
Prix Spécial du jury
Fabien Pesty |
Je suis arrivé à l'écriture il y a
environ 5 ans, via un forum d'informatique sur lequel je participais
à des jeux d'écritures avec mots et situations imposées, ou
rédigeais de faux articles encyclopédiques à la manière de mon
idole Pierre Desproges. J'ai ensuite roulé ma bosse sur différents
forums d'écriture, ai ouvert un blog sur lequel je poste des textes
potaches, ai partipé à quelques concours de nouvelles.
Pour le dernier en date, le thème était "10". Cela faisait déjà quelques semaines que je cherchais une histoire convenant à ce thème quand, au détour d'un fond de tiroir, je suis tombé sur une boite de Picaduros. Je ne sais plus d'où elle vient, ni depuis combien de temps elle est là. J'ai ouvert la boite, il n'en restait plus qu'un. Puis mes yeux sont tombés sur l'inscription "10 cigares". L'histoire est alors tombée naturellement, je l'ai écrite en fumant mon dernier picaduros.
Pour le dernier en date, le thème était "10". Cela faisait déjà quelques semaines que je cherchais une histoire convenant à ce thème quand, au détour d'un fond de tiroir, je suis tombé sur une boite de Picaduros. Je ne sais plus d'où elle vient, ni depuis combien de temps elle est là. J'ai ouvert la boite, il n'en restait plus qu'un. Puis mes yeux sont tombés sur l'inscription "10 cigares". L'histoire est alors tombée naturellement, je l'ai écrite en fumant mon dernier picaduros.
Ma nouvelle :
PASSAGE A TABAC
La boite orange et marron me rappelle la tapisserie murale du salon
de la maison dans laquelle j'ai grandi, en banlieue. De Houilles.
Mes parents n'avaient pas les moyens d'habiter dans Paris, alors on
vivait en périphérie de Houilles. Mon père jouait toutes les
semaines au loto, il rêvait de décrocher la grosse timbale et de se
payer un 60 m² en plein centre. De Houilles. Moi, je rêvais
seulement de vivre dans un appart digne de ce nom. C'est-à-dire sans
tapisserie orange et marron.
Sur la boite s'étale en gros les lettres PICADUROS. En plus petit,
en bas, "10 cigares". Et en minuscule, "Nuit gravement
à la santé". Au dos, un rappel, pour que ça rentre bien dans
la tête : "Fumer provoque des maladies mortelles". Sur la
tranche, "Composition : tabac 98%, agents de texture 2%".
Il est vrai qu'on ne sent quasiment pas le goût des agents de
texture. En revanche, on sent bien passer celui du tabac. La vache !
ça vous passe l'œsophage à la râpe à gruyère, vous assèche les
poumons, ça vous zèbre les yeux de stries rouges, et vous comprime
le cerveau pendant trois jours. Enfin, j'ai l'air de vous donner des
nouvelles du pays, mais…
Le premier, c'était pour fêter le bac. A 21 ans, donc. J'étais
passé acheter une boite de Picaduros dans l'après-midi, pensant
qu'elle me ferait la soirée. En fait, j'en ai fumé un seul. C'est
plutôt des briquets que j'aurais dû acheter en boite de dix. Sûr,
on passe plus de temps à les rallumer qu'à les fumer, ces
saloperies. Et le temps qu'on ne passe pas à le rallumer, on le
passe à tousser. Laissez-moi vous dire que, si comme moi, la seule
chose sur laquelle vous ayez tiré jusqu'ici était une cigarette,
alors vous allez vite comprendre la différence. Bienvenue dans le
monde des brutes !
La première taffe, vous pompez façon aspirateur, pour faciliter
l'allumage. Il s'allume donc correctement, mais aussi vos bronches et
tout ce que vous comptez de bas morceaux dans le corps. C'est qu'il
n'y a pas de filtre, là-dessus : les métastases passent directement
du cigare aux poumons, et s'y agrippent comme des huîtres à un
rocher. Si vous n'attrapez pas un cancer de l'œsophage dans la
première minute, vous en chopez un aux narines, tellement ce truc
pue. Certes ! Mais que c'est classe, de fumer le cigare ! Ça donne
la nausée, l'impression d'être en cloque à chaque bouffée. Mais
c'est d'une élégance incomparable.
Ce soir-là, je me suis senti devenir un homme. Le lendemain matin,
la tête dans la cuvette, c'était un peu moins flagrant.
Le deuxième, c'était pour mon dépucelage. Le jour de mes 22 ans.
C'est tard, pour se dégrafer la ceinture de chasteté, je sais. Mais
je parle là du vrai dépucelage, celui où une fille a accepté
d'avoir une relation sexuelle avec moi tout seul, et sans trop faire
de manières. De toute façon, si j'avais été un beau gosse, vous
pensez bien que je n'aurais pas attendu d'avoir 21 ans et un cigare
au bec pour me sentir séduisant…
Elle s'appelait Aurélie, elle avait 17 ans. On m'avait toujours dit
que la première fois n'était pas terrible. Vu comme ça a été
franchement nul, j'en ai déduit que c'était la première fois pour
elle aussi. J'ai eu beau jouer les durs, une fois à poil j'en menais
pas large. Ce soir là j'ai perdu mes moyens bien plus que ma
virginité. J'ai donc fait l'habitué, et en allant fumer mon cigare
à la fenêtre, j'ai accusé Aurélie de ne pas être à la hauteur.
Je l'ai larguée le soir même.
Le troisième, c'était à 22 ans et 9 mois, pour la naissance de ma
fille. J'ai été bien obligé de me remettre à la colle avec
Aurélie. Ce jour là, je devenais père et mari, autant dire que je
prenais 20 ans d'un coup. Pour la première fois depuis longtemps,
j'ai pensé à mon père. Je me suis demandé si, comme lui, j'aurais
bientôt des rêves complètement foufous, comme habiter un 60m² en
plein centre de Houilles. Et ce jour là, le cigare m'a paru encore
plus dégueulasse que d'habitude. J'ai vérifié dans la boite, il me
restait sept grands événements à vivre dans mon existence.
Le quatrième célébrait mon tatouage. Un aigle américain, et,
juste en-dessous, gravé "Aurélie". Ou plutôt "Orélie".
C'est un pote qui m'a fait le tatouage, et il a arrêté l'école à
16 ans. En CM2. L'aigle américain, j'aime pas trop, mais c'est la
seule chose qu'il savait faire. Il est sur l'épaule, ce qui m'oblige
à être le plus souvent possible en bras de chemise, pour l'exhiber.
Y'a des saisons où la coquetterie me donne la goutte au nez.
Désormais j'ai Aurélie dans la peau, et Orélie sur la peau.
Le cinquième m'a laissé un mauvais goût en bouche. Non pas celui
de tabac 98%, mais celui du sang. C'était après une victoire du PSG
face à l'OM, au Parc des Princes. C'était surtout la victoire du
Kop Kaizer contre ces pédés d'Ultraz de la Canebière. On les a
battus sur le terrain, laminés à la buvette, et pulvérisés au
baston. Me concernant, c'était une grande première. Et comme pour
l'autre déniaisage, j'ai plus ou moins réussi ce baptême du feu.
J'ai commis l'erreur de débutant classique, celle de m'attaquer en
homme à homme à un supporter du camp adverse. J'ai pris un coup de
boule dans la mâchoire, je m'en suis sorti avec le sourire d'un
gosse de CE1. Les gars m'ont expliqué qu'on agissait toujours en
surnombre. Du coup, c'est à trois contre un qu'on a fait bouffer un
parcmètre à un marseillais. J'ai même eu l'immense honneur
d'achever cette tapette à coups de talons. Quand je dis "achever",
c'est pas ce qu'on pourrait croire : on n'achève jamais vraiment un
mec du camp d'en face. On prend la peine de le laisser respirer, pour
qu'il puisse, le reste de son existence, vivre dans le souvenir de
cette humiliation.
J'ai fumé mon cigare et lui ai écrasé le mégot sur la joue. Puis
je lui ai pissé dessus, pour éviter un départ d'incendie. Paris
est magique.
Picaduros n°6 était en l'honneur de mon premier braquage. J'avais
intégré depuis peu le "gang des scooters", une bande qui
s'attaquait aux bijoutiers et prenait la fuite en petite cylindrée.
Moins flamboyants que les Hells Angels, mais plus efficaces ! Pour
l'occasion, on m'avait fourni un flingue. Je m'étais entraîné à
la campagne, en dégommant des nids et des cannettes. Celui qui n'a
jamais eu ce genre de joujou entre les mains ignore tout du bonheur.
Ça vous transforme un homme en surhomme. Une crosse au bout des
doigts, vous devenez invincible, vous pouvez marcher sur le Monde.
On s'est pointés à l'heure de la fermeture du magasin, et on est
entrés dans la boutique en gardant nos casques sur la tête. Le
bijoutier n'a pas cogité très longtemps : il a vu trois motards
portant un sac de sport et le menaçant d'une arme, il s'est bien
douté que les types ne venaient pas acheter une broche pour la fête
des mères. Sans dire un mot, sans même qu'on n'ait à le lui
demander, il nous a rempli le sac de bijoux, nous a remis la caisse,
et "gardez la monnaie !". Aussi simple que d'aller acheter
le journal au kiosque du coin ! Moi qui m'étais entraîné à parler
d'une voix menaçante, à tirer sur une cible mouvante (enfin, disons
"volante") ou à sauter par-dessus le comptoir, je dois
avouer que j'ai été un peu déçu que tout se déroule aussi
facilement, sans esbroufe.
Ce n°6 m'a rappelé le premier : l'impression de toute puissance, de
grandir, d'être devenu un vrai dur. Il m'a aussi évoqué le
deuxième, et la déception de la première fois. Je n'avais même
pas eu à me servir du flingue. En regardant le canon, à travers les
volutes du cigare, j'ai repensé à cette chanson des Beatles :
"Happiness is a warm gun". J'ai aussi éprouvé de
la nostalgie, à considérer qu'il ne me restait plus que quatre
grands moments à vivre. Le bonheur, c'est un flingue encore chaud.
C'est à ma sortie de taule que j'ai allumé le septième. Presque
trois ans derrière les barreaux, ça se fête ! On s'était fait
cueillir quelques jours après le braquage. On a rapidement compris
pourquoi il s'était déroulé aussi tranquillement : suite à la
série de vols à scooters, les policiers avaient incité les
bijoutiers à se constituer deux caisses, dont une qui ne contenait
que des faux billets. C'est celle qu'on a embarquée, on s'est donc
fait choper dès les premiers billets dépensés.
Je ne regrette pas mon passage par la case Prison, j'y ai pris le
temps de reconsidérer ce genre d'erreur de débutant, et de mûrir
encore un peu. J'y ai aussi fait des rencontres très utiles pour mon
avenir. La prison est aux petites frappes comme moi ce que le
conseiller d'orientation est aux collégiens : un passage obligatoire
pour envisager l'avenir, avec l'assurance toutefois d'être mal
orienté. J'en suis donc ressorti avec un carnet de bal bien rempli,
ainsi qu'une liste de trucs de grands-mères pour éviter de me faire
pincer à nouveau. Ça valait bien mes agents de texture 2%.
L'antépénultième fut le premier à ne pas avoir le goût de la
médaille. Rien à célébrer. Non, celui-ci n'était qu'un
accessoire, au même titre que les chaussures vernies, le nœud de
cravate et la gomina. Il faisait partie de la panoplie du bon petit
chef de bande. C'est donc Picaduros aux lèvres que j'ai été
présenté à Sid Vicious, gros bonnet de la mafia de l'est parisien.
Il devait son nom à son goût immodéré pour la défonce, le sexe,
le pistolet. Et le vice. On s'est rapidement bien entendu : je lui
offrais de la main d'œuvre fiable ainsi qu'un fort taux de
pénétration dans le milieu de la délinquance banlieusarde, en
échange je bénéficiais d'une bonne place dans son organigramme.
Perso, j'avais jamais trop touché à la dope. Cette abstinence était
l'un des points forts de mon CV : j'étais le type clean, fiable,
toujours alerte et jamais en position de faiblesse. Le cigare
m'assurait toutefois une certaine suprématie sur le fumeur de clopes
lambda. Mon investiture avait été parfaite, mon règne pouvait
débuter. Le neuvième viendrait confirmer cette vérité, en
rappelant aux personnes qui étaient présentes ce jour-là la forte
impression que j'avais laissée sur eux.
Il fut donc allumé, ce neuvième, avec un billet de deux-cents
euros. Mieux qu'un briquet plaqué or. C'est Sid Vicious qui tenait
le feu. C'était apparemment une marque de reconnaissance certaine de
la part du chef. Il m'avait investi d'une mission : celle de gagner
des parts de marché dans le nord parisien, puis de m'emparer du
territoire. Fief réputé imprenable, propriété tenace de la bande
de la Chapelle. Des durs au mal, des teigneux, des belliqueux. Des
barbares, qui n'hésitent pas à rectifier leurs rivaux à coups de
"pure shoots", des injections d'héroïne pure qu'ils vous
font passer directement du producteur au consommateur, sans
intermédiaire. "L'enquête de police a conclu à une overdose".
La tête de la bande était intouchable, alors c'est par ses
fondations que j'ai ruiné la maison. J'ai infiltré les caves et les
halls d'immeubles, proposé à tous les porteurs de seringues le
double de ce qu'ils touchaient auparavant. Une entreprise ne vaut que
par le poids de ses ouvriers, mon père me l'avait suffisamment
rabâché. En m'assurant d'avoir la base derrière moi, plus quelques
commerciaux, je récupérais la clientèle, le savoir-faire, les
carnets de commandes, et les machines-outils. Les actionnaires ont
été licenciés à coups de pompes dans le cul (façon de parler,
c'était en réalité un peu plus brutal…), direction l'ANPE de la
drogue. Le temps qu'ils reforment leur réseau, nous avions inondé
le nord-est parisien et régnions sur tout le secteur. Le chef
pouvait donc bien y aller d'un petit billet de deux-cents pour
allumer mon ultime cigare avant la consécration.
Sid Vicious planait dans les hautes sphères psychotropiques lorsque
je suis allé le cueillir. Il avait beau avoir le cerveau
complètement cramé, il a vite compris que ça tournait chocolat
pour lui. J'ai vu passer dans ses yeux un truc qui ressemblait à
rien de comparable. Et qui aurait pu me faire peur, l'espace d'un
instant. Faut dire qu'il n'y a rien de pire pour un chef de gang que
de se faire doubler par sa doublure. Les gars étaient de mon côté,
j'étais en quelque sorte le représentant du petit peuple, le
délégué syndical du cartel de la drogue. Comme eux, j'étais parti
en bas de l'échelle et on avait pris l'ascenseur social ensemble.
Là, avec pertes, fracas et trahison, on montait dans la cabine du
capitaine pour s'emparer du vaisseau. Appelons ça une mutinerie.
Pour brouiller un peu les pistes, on a opté pour la méthode
estampillée "Porte de la Chapelle". Et on a offert à Sid
Vicious son meilleur trip.
Mon erreur fut de sous-estimer sa capacité d'ingestion. Pour un type
aussi camé que Sid Vicious, une simple injection d'héro pure ne
suffit pas. Ça s'apparente à de l'homéopathie, dans son cas. Il
faut reconsidérer la posologie, augmenter le dosage. Il s'est
réveillé le lendemain avec l'équivalent d'une gueule de bois, là
où n'importe quel clampin aurait saigné son cerveau par les trous
de nez. Le temps de s'en remettre, se refaire un semblant de santé,
et il est revenu discrètement dans la course, en s'alliant avec ce
qui restait de la fanfare de la Chapelle. Et ils avaient l'intention
de me jouer un air connu.
De mon côté, j'avais déjà établi mes quartiers et profité de
mes nouvelles fonctions. Les pantoufles de Sid Vicious n'avaient pas
eu le temps de refroidir, comme on dit. Quand il a débarqué avec
son orchestre, j'étais occupé à consoler sa veuve. Ça lui a fait
une sacrée surprise, à sa pétasse, de voir son mec ressuscité. A
moi aussi, j'avoue, même si je devinais que ce ne serait pas
vraiment la même histoire qu'avec l'autre grand maigre descendu de
sa croix. Deux époques, deux styles.
Le fait de me trouver au pieu avec sa gonzesse, ça n'a pas été
porté au crédit de mon dossier, qui était déjà bien épais. J'ai
revu ce truc dégueulasse et flippant dans son regard, au moment où
il me préparait à son tour l'injection létale. "Avec ça,
c'est la visite guidée de l'espace, à dos de poney multicolore",
il m'a dit. Y'a plus salaud, comme fin.
Grands seigneurs, ils m'ont donné droit à une dernière volonté.
J'ai demandé à ce qu'ils m'apportent la boite orange et marron,
dans la poche de ma veste. Ils ont été surpris que je ne demande
pas à revoir une dernière fois ma fille. Ils savent pourtant que
lorsqu'on a épousé la carrière de grand bandit, chaque fois que
l'on sort de chez soi et que l'on embrasse sa famille, on lui fait
ses adieux. Une fois que l'on a franchi le seuil de sa maison, on
peut se faire descendre par les flics ou par d'anciens collègues. Au
cours de ces dernières années, j'avais donc fait mes adieux à ma
fille des centaines de fois. Et puis j'avais gardé ce dernier cigare
pour ce dernier jour. Je le savais depuis le premier.
Ils m'ont détaché les mains, puis m'ont laissé fumer mon cigare
tranquillement. Je m'amusais de l'inscription "Nuit gravement à
la santé". Sûr qu'après la dernière bouffée, ma santé
allait connaître de graves nuisances. Je savourais, ça a pris le
temps que prend la dernière cigarette du condamné. J'ai écrasé le
mégot sous ma semelle et j'ai attendu que ça vienne. Je me sentais
prêt. J'ai rapidement compris que je ne l'étais pas.
Ils m'ont rattaché les mains, m'ont souhaité bonne chance pour la
suite. Ils m'ont prévenu que malgré la qualité de la came, ça
risquait d'être un bad trip. Tandis que Sid Vicious commençait à
actionner le piston, la porte de la pièce s'est ouverte et ils y ont
fait entrer ma fille, en sanglots. "Même si c'était pas ton
dernier vœu, on te l'a exaucé". Il m'a dit ça en ricanant, et
j'ai revu ce truc dans ses yeux. J'ai alors compris ce que c'était :
le vice.
J'ai hurlé quand ils relevaient la manche de ma gosse, j'ai hurlé
quand ils lui ont fait un garrot au dessus du coude, j'ai hurlé
quand l'aiguille s'est plantée. Je pense qu'à l'heure qu'il est, je
hurle encore.
Elle allait avoir dix ans.
**********
Ma nouvelle :
Premier prix
Mon parcours d'écriture :
L’écriture, un projet patient
Depuis l’enfance, je
suis accompagnée par l’écriture et animée d’une passion pour
la langue française : journal, carnets de notes, correspondances
multiples, textes divers écrits dès que l’occasion s’en
présente… Pour autant, écrire un livre semble inaccessible,
pendant de longues années…
Et puis en 2007, je
rencontre le plasticien Victor-Rarès Malureanu et nous entamons une
belle collaboration autour des textes dont il a besoin pour
accompagner son travail. Dans le même temps, des amis musiciens me
sollicitent pour écrire des textes divers pour leurs sites ou
albums. En 2008, une seconde rencontre me permet de concrétiser un
désir de longue date : écrire un texte long et c’est ainsi
que naît une première biographie, puis très vite une seconde en
2009, publiée chez Actes Sud. L’année suivante, Victor-Rarès me
demande d’écrire la sienne pour inclure dans sa future
monographie.
A la même période, j’ai
commencé à suivre différents ateliers d’écriture dont ceux de
Benoît Fourchard à Nancy et de Maya Vigier à Paris, moments
inoubliables de création personnelle et collective.
Ces stages ont agi comme
un détonateur, un véritable déclic libérateur quant à mon propre
imaginaire, et ont eu pour belle conséquence les deux romans que
j’ai écrits coup sur coup, en 2010 et 2011. Et en 2012, je décide
de tenter l’aventure des concours de nouvelles…
Bibliographie
La Bonne Distance,
roman, 2011
Le Noeud de pomme,
roman, 2010, à paraître en avril 2013 aux Editions La Valette
Moi intime, je public
de Eve Chambrot, Mireille François et Victor Rarès Malureanu, à
paraître fin 2012 aux Editions Somogy (monographie de l’artiste
Victor-Rarès Malureanu)
La Chaumière de
Eve Chambrot et Emmanuel de Saint-Martin, Actes Sud, 2009
(biographie)
Jean Lionel-Pèlerin,
Maire de Nancy, 2008 (biographie)
LA POLYGRAPHIE DU CAVALIER
N° 12-1973-2504
- Vends échiquier Touareg, dim 30 X 30, 10 x 10 cases, cuir peint
martelé main, pièce unique. S’adr. M. DECADUS antiquaire, 40 rue
de Paradis Paris 10°.
Paris,
le 20 décembre 1973
Chère
amie,
Vous
souvenez-vous de ce beau plateau de jeu en cuir dont je n’arrivais
pas à me débarrasser ? Eh bien ça y est, je l’ai vendu !
J’avais passé une petite annonce dans divers journaux sans trop y
croire et puis hier un acheteur s’est présenté. Sur le coup, je
ne l’ai pas pris au sérieux : il arborait une tignasse qui
n’avait pas rencontré de coiffeur depuis au moins une décennie et
marmonnait des phrases dépourvues de sens tout en effleurant
l’échiquier avec une sorte de respect mystique. Je me suis dit
encore
un original qui va me faire perdre mon temps
et j’ai entrepris de classer des factures, en négligeant de lui
faire l’article. Mais, à ma grande surprise, il s’est approché
du bureau où je me débattais avec des chemises en carton et m’a
dit d’une voix à peine audible « Vous le vendez combien ?
Ce n’était pas indiqué dans votre annonce. ». Sidéré,
j’ai annoncé un chiffre indécent (mille francs, vous vous rendez
compte ?) et il a sorti son portefeuille sans discuter. Je n’en
suis pas encore revenu… Nous allons donc pouvoir nous offrir ce
week-end que nous remettions depuis si longtemps ! Choisissez
votre destination (nous avions parlé de Venise mais n’est-ce pas
un peu trop humide à cette saison ?) et je me chargerai de prendre
les billets. Je suis impatient !
Bien
à vous
Robert
Paris,
le 20 décembre 1973
Cher
ami,
Je
viens de faire un achat fantastique ! Vous savez que je
travaille à un nouveau projet de livre pour lequel je m’use les
yeux à dessiner des damiers dix cases sur dix afin d’expérimenter
la fameuse polygraphie
du cavalier.
J’avais envie d’ancrer mes réflexions sur quelque chose qui soit
moins ingrat que le papier à carreaux, un objet qui ait une matière,
une couleur, une odeur, une histoire aussi. Les échiquiers
classiques à 64 cases ne me convenaient pas, je m’y trouvais
étriqué. J’avais mis la main sur un beau plateau (amarante et
sycomore) dont les cases rouges et blanches me plaisaient, mais il
était de fabrication trop moderne, je ne sentais pas flotter autour
de lui les âmes penchées de joueurs infatigables. Je l’ai remisé
derrière le canapé, où il prend désormais la poussière. Et puis
hier, le miracle. Je lisais le journal sans arrière-pensée aucune
et voilà que mon café se renverse alors que je tournais la page des
petites annonces. Je tamponne rapidement avec mon mouchoir avant que
le liquide ne se faufile jusqu’à mon pantalon, et mon œil est
attiré par deux mots mis en relief par le papier mouillé qui
commençait à gondoler : « ECHIQUIER TOUAREG » !
Je suis sorti en trombe, déjà inquiet que quelqu’un puisse se
précipiter plus vite que moi, mais je suis arrivé à temps. C’est
un objet splendide, un cuir épais dont on sent encore l’odeur,
martelé à la main avec beaucoup de délicatesse et dont les cases
sont à la fois identiques et toutes différentes, vous allez
l’adorer vous aussi ! J’y entrevois déjà les mille chemins
possibles du cavalier comme autant de petits voyages sans retour à
inventer. Quand venez-vous l’admirer ?
Amitiés
Georges
Dixmont,
le 23 décembre 1973
Robert
chéri,
Je
suis ravie que vous ayez conclu une bonne affaire, mais que
croyez-vous que nous allons pouvoir faire avec mille francs ?
J’espère que vous ne comptez pas m’emmener dans une auberge de
jeunesse, au terme d’un voyage en deuxième classe avec des
couchettes où l’on dort à même le skaï ? Je vous suggère
que nous attendions votre prochaine vente pour faire de réels
projets. En attendant je continue à chercher une destination qui
soit pour nous deux un véritable dépaysement. J’espère vous voir
bientôt, je me languis un peu. Est-ce votre travail qui vous laisse
si peu de répit ? Ou votre femme qui devient soupçonneuse ?
Enfin, je vous pardonne, en grande partie à cause du splendide
collier que vous m’avez offert et que je porte désormais en toute
occasion. Ne tardez pas trop.
Votre
petite Madeleine
Paris,
le 30 décembre 1973
Cher
Raymond,
Votre
visite m’a fait beaucoup de bien (je vis comme un ermite depuis que
je travaille sur ce projet !), et je suis heureux que
l’échiquier touareg vous ait plu. Grâce à sa présence
inspirante, j’ai pu avancer plus vite sur ces fichus déplacements
du cavalier : je commence à voir comment utiliser ces règles
pour cheminer dans mon roman de manière implacable. Vous ai-je dit
comment m’est venue l’idée de toute cette histoire ?
J’avais le souvenir de photos prises pendant la dernière guerre,
des photos d’immeubles éventrés laissant voir simultanément tous
leurs intérieurs, des pièces béantes avec leurs papiers peints
fleuris, leurs lustres solitaires, leurs parquets tranchés nets,
leurs baignoires penchant vers le vide… Je ne pouvais cesser de
penser aux gens qui avaient vécu là paisiblement, dans ces pièces
douillettes aujourd’hui ouvertes aux quatre vents. Plus tard, j’ai
trouvé une estampe montrant une scène de jeu de go dans le Dit
du Genji :
on y voit plusieurs pièces contiguës, la façade ayant été
« omise » par l’artiste pour favoriser l’observation
des différentes scènes. Il y a aussi ce magnifique dessin de Saül
Steinberg (paru dans The
Art of living
en 1952) représentant un meublé laissant voir l’intérieur de
vingt-trois pièces (je les ai comptées). Tout cela a dû mariner
dans mon esprit, et j’en suis arrivé un beau jour à imaginer un
immeuble parisien dont la façade aurait été enlevée de
telle sorte que, du rez-de-chaussée aux mansardes, toutes les pièces
soient instantanément et simultanément visibles.
J’ai schématisé les étages et les appartements par un carré
comportant 100 cases, chaque case représentant un espace délimité
(pièce, couloir, cage d’escalier…). La narration se déroulera
pièce par pièce, en passant d’une case à une autre selon les
déplacements permis à un cavalier du jeu d’échec (la polygraphie
dont
je vous ai parlé,
mais
que j’ai adaptée à un échiquier 10 x10). Pour l’instant j’en
suis là, mais je réfléchis à diverses façons de maîtriser
strictement la structure du récit en introduisant d’autres
contraintes (combinatoires panachant de façon rigoureuse les styles
de mobilier, les objets, les animaux, les formes, les couleurs, les
actions…). C’est un projet tout à fait totalitaire, au sens
premier de « qui englobe ou tente d’englober la totalité des
éléments d’un ensemble ». J’ai même l’ambition
d’essayer de supprimer le « tenter de », pour parvenir
à une exhaustivité très contrôlée. Mes recherches m’entraînent
vers les mathématiques (ah, le bi-carré
latin orthogonal !!)
et je côtoie désormais quotidiennement Euler, Bose et Shrikhande.
Bientôt plus personne ne comprendra ce que je fais, peut-être même
pas moi-même ! J’ai le sentiment de m’être engagé dans
quelque chose de titanesque, mais très excitant aussi.…
À
très bientôt
Georges
Paris
le 30 décembre 1973
Chère
Madeleine,
Vous
sembliez distante hier au téléphone, vous m’avez un peu peiné.
Bien sûr que je vais réaliser une autre vente, c’est un magasin
que j’ai, pas un musée ! J’ai un acheteur en vue pour la
commode Charles X (vous savez, celle avec la belle marqueterie), elle
lui plaît beaucoup mais il doit revenir avec sa femme. Si j’ai
proposé un week-end avec les mille francs de l’échiquier ce n’est
pas par pingrerie, mais parce que j’avais envie de vous voir très
vite (ce qui apparemment n’est pas votre cas). Tant pis, nous
attendrons la prochaine vente et irons dans un trois
étoiles,
je vous le promets. D’ici-là, prenez soin de vous et pensez à
moi, si vous n’êtes pas trop fâchée.
Votre
Robert
N° 12-1973-4910
– Vends belle commode Charles X excellent état, dessus marqueterie
érable moucheté –
Urgent,
prix en baisse
– S’adresser
M. DECADUS antiquaire, 40 rue de Paradis Paris 10°.
Paris,
le 3 mars 1974
Cher
Raymond,
Je
ne peux pas résister au plaisir de vous dire à quel point mon
travail avance ! Je suis venu à bout de ces histoires de
bi-carrés
latins orthogonaux d’ordre 10
et j’ai désormais quarante-deux listes de dix éléments qui
semblent bien adaptées à toutes les permutations que j’envisage :
qui fait quoi, dans quelle pièce pourvue de quel mobilier etc Le
modèle mathématique me permet d’être certain qu’il n’y aura
aucune répétition des combinaisons et me garantit la rigueur que
j’espère. Je n’ai pas besoin de vous expliquer que toutes ces
contraintes que je m’impose ne constituent pas un carcan aliénant
mais bien au contraire une formidable machinerie pour la libération
de l’imaginaire !
Parmi
les milliards de choses à faire que nécessite ce gigantesque
chantier romanesque, j’ai aussi fixé le nom du personnage dont la
vie sera relatée tout au long du roman (et qui mourra d’ailleurs à
la dernière page). J’y réfléchissais depuis longtemps, et j’ai
finalement tranché, après de longues hésitations et d’innombrables
essais : ce sera… Percival Bartlebooth !!!! Est-ce assez
improbable ? J’aime bien ces sonorités vaguement ridicules
mais desquelles se dégage une certaine tendresse…
Comme
vous le voyez, je m’amuse bien !
Bien
à vous
Georges
Paris,
le 3 mars 1974
Chère
Madeleine,
Je
suis navré que notre week-end tant attendu se soit terminé de la
sorte. Votre silence m’inquiète : j’espère que vous n’êtes
pas fâchée, vous savez bien que je n’y suis pour rien… Je serai
à Auxerre jeudi, dînons ensemble, voulez-vous ?
Votre
Robert
N° 03-1974-322 –
Vends beau collier perles triple rang, fermoir argent 19ème. Écrire
au journal qui transmettra.
Paris
le 10 avril 1974
Cher
Raymond,
J’ai
trouvé le titre ! Je ressens cela comme une vraie victoire, et
quoi de plus normal que de la partager avec vous qui soutenez mon
travail ? J’avais un moment pensé à L’Échiquier
touareg
parce que ce titre exotique avait de belles sonorités et un rythme
ternaire parfait, mais la relation avec l’ensemble et les objectifs
du projet était trop lointaine. J’ai ensuite penché vers La
Polygraphie du cavalier,
que je trouvais à la fois beau et empreint de mystère. Mais cela
dévoilait un pan de la petite cuisine interne du livre, alors que
toute la mécanique doit rester transparente. Le bourdonnement de
cette recherche de titre a occupé mon esprit pendant plusieurs
semaines avant que la bonne idée - l’idée juste - ne surgisse
comme une évidence, alors que j’allais chez mon poissonnier
chercher des truites pour le dîner. Ce sera La
Vie mode d’emploi.
Qu’en
pensez-vous ?
Georges
**********
Deuxième prix
Deuxième prix
Régine Bernot |
Mon parcours d'écriture :
Affligée d’un appétit insatiable
pour toute forme de lecture qu’elle assouvit en participant à des
jurys (Prix des Lectrices Elle, Prix du roman France
Télévision, Prix du Livre Inter) Régine Bernot est
aussi passionnée de théâtre, de spectacles vivants et de cinéma.
Elle vit près de Toulouse, dans une
maison pleine de livres et de chats. Ses auteurs de prédilections,
sont, entre autres, des nouvellistes comme : Annie Saumont,
Christiane Baroche, Didier Daeninckx, Thierry Jonquet, Philippe
Claudel, Emmanuelle Urien et Tonino Benacquista.
Forte de quelques succès remportés
lors de concours de nouvelles, elle entretient son vice en
noircissant des pages blanches dès qu’elle a un instant de répit.
Outre les contes, nouvelles et poèmes concoctées dans ses marmites,
elle sait très bien accommoder la tarte Bourdaloue et le cassoulet
au confit de canard.
Elle rêve de conjuguer ses deux
passions en écrivant un roman culinaire.
Ma nouvelle :
LE SEIGNEUR DU CLAPIER
Maniée d’une main puissante, la lame de l’opinel trancha net les
tiges dressées de l’arroche. Firmin, qui savait à peine lire et
compter, s’y entendait dans le choix des herbes sauvages pour ses
lapins. Il en connaissait un rayon sur ses herbivores à la chair
tendre. C’était à peu prés tout ce qu’il maîtrisait,
l’élevage de lapins dans des clapiers bricolés, sa seule
ressource avec le potager. C’est bien ce que lui reprochait sans
cesse la mère. Jamais contente, la mère, qui après une jeunesse
trop vite flétrie, avait ranci à force d’amertume. Toujours à
brailler sur le pauvre monde, surtout sur lui, ce bâtard qui avait
torpillé ses espoirs d’une vie meilleure. Qu’y pouvait-il, lui
qui n’avait pas demandé à venir au monde, au fait que son père
s’était carapaté avant sa naissance ? Ça le soulageait
quand même de savoir qu’il avait déguerpi avant la découverte du
défaut de fabrication du fiston. Oh ! Pour être fort et bien
bâti avec ce qu’il faut là où il faut, ça ne posait pas de
problème. Seule la cervelle était un peu faible. Au demeurant pas
mauvais bougre, le Firmin, mais trop simplet pour vivre comme les
garçons de son âge. « Pas même capable de compter sur ses
dix doigts ! » gueulait sa braillarde de mère. Il n’avait
pourtant pas ménagé sa peine, sur les bancs de l’école communale
qu’il avait quittée sans regrets et sans ce certificat d’étude
qui rendait si fier les parents. Il se mélangeait les pinceaux avec
les anciens et les nouveaux francs et rendre la monnaie, ce n’était
pas son fort. Alors la mère se chargeait de vendre sa production aux
bourgeoises et aux gargotiers, serrant l’argent dans les abysses
de ses poches. C’était encore la mère qui cuisinait le lapin
chaque dimanche. Elle s’y entendait pour préparer un salmis à la
ventrêche, un râble au sang ou une terrine parfumée aux herbes.
L’hiver, elle dédaignait la cuisinière à charbon pour l’âtre
où elle mettait à mijoter le civet dominical dont les effluves
embaumaient la pièce. « Bas les pattes, sale vaurien ! »
beuglait-elle quand elle surprenait Firmin à soulever le couvercle
de la cocotte pour humer le fumet capiteux. Il obéissait avant que
le large battoir à cinq doigts de la mère ne marque sa joue
d’autant de stries. Du plus loin qu’il se souvenait, il l’avait
toujours entendue hurler des ordres assortis de vexations, troquant
son nom de baptême pour ceux d’oiseau. Outre les torgnioles, son
éducation s’était forgée à coup de gueulantes « Ferme-
la, corniaud ! T’es qu’une grosse limace ! Triple
buse ! Regardez-le, ce grand dépendeur d’andouille qu’est
pas foutu d’aider sa pauvre mère! »
Depuis toujours, la mollesse entravait ses gestes que la maladresse
de ses mains épaisses alourdissait encore sous le regard courroucé
de la mère. Il n’y avait qu’auprès de ses lapins qu’il
retrouvait son naturel enjoué. Eux, au moins, ne hurlaient pas, ne
le blâmaient pas, ne l’humiliaient pas et leur empressement à se
jeter sur les feuilles de pissenlit ou les fanes de carottes qu’il
leur distribuait en chantonnant suffisait à déclencher un sourire
béat sur son visage ingrat. Loin des oreilles de la mégère, il
psalmodiait une mélopée confuse « Au clair de la lune…tu
ne voleras point…Clair de la lune, tu sanctifieras le jour du
seigneur…Seigneur ! » Et sa bouche était la gargouille
par où s’écoulait le flot continu de ces bribes de mots enracinés
dans sa mémoire.
« Ton père et ta mère, tu honoreras » proclamait d’un
ton sentencieux le vieux curé qui avait tenté de lui inculquer
quelques notions de catéchisme. Firmin avait du ânonner comme les
autres les dix commandements. Il n’y comprenait que couic à ces
salamalecs pour Dieu le père, aussi invisible que le sien, mais il
avait retenu la litanie apaisante des prières. Sa seule contrariété,
c’était l’ordre de récitation des dix commandements, surtout le
dernier, oublié, perdu sans laisser de traces.
Les commandements, sa mère les pratiquait à sa manière Les dix et
davantage puisque tous les doigts de Firmin ne suffisaient pas à
l’énumération.
– Tu sarcleras les haricots et tu attacheras les pieds de tomate.
– T’as retourné le tas de fumier ?
– Et alors, qu’est-ce que t’attends, fainéant ? Vas me
fendre quelques bûches !
– Ramène-moi quelques oignons. Et dépêche-toi, bon sang !
– Tue-moi un lapin pour dimanche, crétin de la lune!
Firmin obéissait en fredonnant ses litanies : « Tu ne
tueras point. Tueras point. La soupe à l’oignon pour les petits
garçons ! »
Quand il avait débuté son élevage, Firmin avait eu quelques
scrupules à occire ses lapins. Il connaissait par cœur les dix
commandements, dont celui qui ordonnait de ne point tuer. « Mais
tuer pour se nourrir n’est pas pécher » avait précisé
monsieur le curé. Il avait rajouté « surtout si tu ne les
fais pas souffrir ». Firmin abattait ses bêtes d’un coup sec
de bâton sur la nuque tout en marmonnant ses incantations décousues,
façon pour lui de se disculper au regard de ses lapins. Pour le
civet, il n’oubliait pas de récupérer le sang dans un bol empli
de vinaigre en arrachant un œil de l’animal. Il accomplissait cela
posément, toute maladresse gommée de ses gestes qu’il répétait
comme un rituel religieux. « Tu ne feras pas d’impureté. Tu
ne voleras pas. Tu ne mentiras pas. Oh ! Ça mousse ! Savon
savon savon… » Gamin, sa mère l’obligeait à se laver la
bouche au savon chaque fois qu’il mentait. Ce goût écœurant et
celui, plus âcre, de la réprimande s’accrochaient, vivaces, à
ses souvenirs.
La dépouille du lapin suspendue par les pattes arrières, il la
déshabillait entièrement de sa fourrure qui serait revendue un bon
prix par la mère. Il chantonnait, à présent, les dix commandements
sur l’air d’une rengaine à la mode « Tu ne prononceras le
nom de Dieu qu'avec respect. Tu sanctifieras le jour du Seigneur.
Seigneur, saigner, saigner » Il sortit avec précaution le foie et
retira la petite poche verte de la vésicule biliaire « Tu
n'auras pas de désir impur volontaire. Taire. Taire mère ».
La mère pouvait être satisfaite, elle avait son lapin, rose et dodu
comme un nouveau-né, pour son civet. Mais elle continuait à le
houspiller, comme ça, pour rien.
– Ne mets pas les doigts dans ton nez, couillon de la lune,
ou tu vas le transformer en patate !
– Ne reste pas là à rien faire, âne bâté, ou la paille te
sortira bientôt des oreilles !
– Et ne me regarde pas avec tes yeux de merlan frit ! Va
plutôt me chercher du bois pour le feu !
Il s’affairait, Firmin, s’empêtrant dans ses gestes en voulant
aller vite sous l’œil coléreux de la mère. Quand, enfin, elle
lui laissait un instant de répit, il en profitait pour s’observer
dans la glace suspendue au dessus de l’évier. Malgré la fêlure
qui, depuis le coup de poing de la mère le coupait en deux, le
miroir lui renvoyait le reflet familier de son regard humide de
bovin, de son nez, grand certes, mais qui n’avait rien d’un
tubercule et de ses oreilles décollées qu’aucun fétu
n’encombrait. En plus d’être bête comme ses pieds, sa mère lui
répétait sans cesse qu’il était vilain comme un pou. Seuls ses
lapins, qui se moquaient bien de sa laideur, lui procuraient ce
semblant de tendresse que lui refusait sa génitrice. Quand trop de
souffrance en provoquait la crue, il allait cacher ses larmes en
enfouissant son visage dans la fourrure tiède de Popol. Popol,
c’était le mâle effronté et vigoureux qui montait toutes les
femelles sans se faire prier et, ainsi, sauvait sa peau. Au contraire
de ses congénères, il ne s’effarouchait pas de se grand dadais
qui laissait des traces humides dans son cou en y fourrant son nez.
Par un accord tacite, Firmin abandonnait à sa mère la gestion des
ventes et le soin de mitonner le lapin. Lui régnait en maître sur
ses clapiers, nettoyant les cages et nourrissant son cheptel avec
application.
Par un clair matin d’automne, Firmin fredonnait en revenant de sa
cueillette d’herbes sauvages. Il se sentait heureux rien qu’en
reniflant l’odeur aigrelette des pommes blettes et de l’humus.
Tout à coup, il s’arrêta net et lâcha son ballot en découvrant
Popol prisonnier des serres de sa mère. Celle-ci, l’œil mauvais
et l’écume aux lèvres, rugit « Il a assez jeté sa gourme,
ton Popol. Regarde le, il est gras comme un moine ! Ça nous
fera un bon civet » On était à la veille d’un dimanche,
jour sacrificiel. Mais c’était toujours lui, Firmin, qui
choisissait la bête à immoler et lui seul qui accomplissait le
cérémonial. Devant la mine en colère de son fils, la vieille
déguerpit à l’intérieur de la maison sans lâcher sa proie.
Firmin, qui s’était attaché plus que de raison à son Popol, se
précipita à ses trousses pour sauver son protégé. Il s’ensuivit
une bousculade anarchique, dominée par les cris d’orfraie de la
mère et les lamentations du fils « Tu ne tueras point !
Tu ne tueras point ! » En voulant se saisir de l’otage,
Firmin repoussa violement sa mère qui perdit l’équilibre. Elle se
raccrocha à lui, s’agrippant à son corps puissant en laissant
échapper le lapin. Popol s’enfuit prestement par la porte laissée
ouverte. L’empoignade malencontreuse avait décuplé la colère de
Firmin. Ses larges pognes saisirent le cou de poulet de la vieille
qui se débattit en hurlant. Ses cris se noyèrent dans un
gargouillis suivi du bruit sec d’une branche qu’on brise à même
la cuisse. Firmin se figea dans le silence épais. Bouche ouverte et
bras ballants, il regardait sans comprendre le corps inerte de sa
mère dont les yeux révulsés le fixaient bêtement. C’était donc
ça, tuer ? Aussi simple que pour les lapins ? Puis, sans
crier gare, son visage s’anima, ses lèvres laissèrent échapper
des sons incompréhensibles qui s’enchainèrent jusqu’à former
une phrase qu’il se mit à répéter en boucle en s’adressant
à la dépouille muette. Sa mémoire venait de libérer, telle une
bulle de savon, le souvenir du dixième commandement. « Tu ne
désireras pas injustement le bien des autres. Tu ne désireras pas
injustement le bien des autres. Tu ne désireras pas …»
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Troisième prix
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Prix de la Ville de Rueil Malmaison
Troisième prix
Karine Constensoux |
Mon parcours d'écriture :
Je suis professeur des écoles, j'ai 39 ans. J'écris depuis peu
de temps, depuis un peu plus d'un an, même si les histoires m'ont
toujours trotté dans la tête. J'ai osé envoyer une première
nouvelle, en février dernier, au concours "plus dure sera la
chute" organisé par le centre régional des lettres de Basse
Normandie, et à ma plus grande surprise, j'ai reçu le premier prix.
Alors j'ai continué et continue toujours. Le week end prochain, je
me rends à La Teste de Buch, pour recevoir un troisième prix.
Votre concours m'a beaucoup plu, de par l'originalité du sujet et par le fait que c'est très émouvant de participer à la naissance d'un concours. J'ai hâte de connaître les nouvelles des autres lauréats et de voir ce qu'ils ont fait de ce chiffre "10".
Ma nouvelle :
Votre concours m'a beaucoup plu, de par l'originalité du sujet et par le fait que c'est très émouvant de participer à la naissance d'un concours. J'ai hâte de connaître les nouvelles des autres lauréats et de voir ce qu'ils ont fait de ce chiffre "10".
Ma nouvelle :
L'HOMME EN VIOLET
-« Le
neuvième était fou! Le neuvième était fou! Qu'en sera-t-il du
dixième? »
-« Le
neuvième était fou! Le neuvième était fou! Qu'en sera-t-il du
dixième? »
Cette ritournelle, la petite Elysabeth l'avait inventée un soir
d'été. L'humeur était joueuse. Ils s'amusaient à courir dans les
jardins léchés par les derniers rayons du soleil. Pour que la
course soit plus folle, elle avait chantonné ces paroles. D'où lui
étaient-elles venues? Chacun savait que son imagination gambadait
tel un cabri s'appuyant tantôt sur un mot entendu aujourd'hui,
tantôt sur une histoire écoutée hier.
L'effet escompté s'était produit. Elle voulait l'asticoter pour
pimenter leur course poursuite. Lui, tout en riant, se sentait piqué.
La comparaison n'était guère flatteuse. Les choses remontaient
certes loin, mais il n'aimait pas cette idée. Tout le monde
connaissait l'histoire de ce neuvième. Agacé, il avait alors
accéléré sa course. Elle riant tant qu'elle ne put courir, ses
poumons éclatant de ses rires. Il l'attrapa, la fit trébucher par
terre. Arrachant une poignée d'herbe, il la lui fourgua dans la
bouche. La petite fille, à bout de souffle, se débattait malgré
tout.
-« Dis que ce n'est pas vrai » Mais l'heure était à la
provocation...
-« Le neuvième était fou...»
Quelques brins d'herbe rentrés dans sa bouche lui collèrent au
palais. Crachant, toussotant, elle tenta bien de répéter la
comptine mais les mots se perdirent dans son rire et dans l'herbe.
Attendri par ce visage plein de gaité, à la peau laiteuse, mangé
par les yeux malicieux, il relâcha son étreinte. Saisissant cette
faiblesse, elle s'échappa trébuchant dans ses jupons. Et comme tout
enfant que rien n'arrête et ne fatigue, elle reprit sa litanie à
peine libérée de ce bourreau fraternel. Sous le regard amusé de
ses frères, sa soeur Marie s'allia à elle reprenant en coeur les
mots interdits qui dans leurs bouches rieuses dansaient. Ce duo
fragile titillait les aigus plus proches des cris que du chant à
mesure que les poumons s'échauffaient. Qui pouvait lire dans ces
instants de bonheur, le sort tragique que connaîtraient les
fillettes? Qui devinait dans le sérieux affiché du grand frère,
occupé à ôter la rouille d'une vieille clé, amusé par le jeu de
ses soeurs, l'horreur à venir de son existence?
Ce soir-là, la ritournelle mourut avec les rayons du soleil. Elle
ne devait être qu'un souvenir agréable pour cette fratrie ancrée
dans un temps passé heureux. Elle ne devait être qu'un jeu
d'enfants qui cherchaient à se faire peur en provoquant le sort,
cherchant des mirages d'angoisse
pour goûter au frisson de la peur. Ce ne devait être qu'un
simulacre de prophétie.
« Le
neuvième était fou! Qu'en sera-t-il du dixième? » Dixième
il n'y aurait pas, tous le pensaient.
Mais le sort en a voulu autrement. Les caprices de la destinée se
sont faits entendre. Le neuvième était fou et dixième aujourd'hui
il y avait. Mais plus d'Elysabeth, de Louis, de Marie pour lui dire
ce qu'il en serait de lui. Leurs voix s'étaient tues, emportées
dans les terreurs de l'histoire.
Cette soirée lui était revenue à la mémoire alors qu'il
s'habillait pour la cérémonie. Pourquoi? La mémoire ne s'annonce
pas et vient quand bon lui semble. L'écho du passé tout d'abord
lointain, s'était fait de plus en plus net. Ce soir-là, ils avaient
joué à taquiner le malheur. C'est l'effroi qu'ils avaient connu.
Dans les tréfonds terrifiants de l'histoire, leurs voix s'étaient
éteintes tour à tour. Celle de son frère Louis, hier.
Aujourd'hui, on l'enterrait. Vêtu de son plus bel habit violet,
orné de dentelles couleur du raisin qui fermente, il se tenait
devant le cercueil de ce frère. Dans son dos, l'assemblée le
regardait dans son habit d'apparat. On y décelait des reflets noirs
se perdant dans le violet des vagues satinées du tissu, se
dissimulant dans le pli des manches, aux aguets dans les creux de
l'étoffe précieuse capturant la lumière du soleil. Lui, on ne le
connaissait guère. La rumeur de sa dévotion, sa grande piété, son
ivresse de prières genoux à terre étaient parvenues jusqu'à la
foule. L'homme, lui, était longtemps resté en retrait,
s'étourdissant de chasses dans ses forêts profondes et épaisses,
chevauchant à perdre haleine dans l'obscurité des bosquets. Homme
dévot de l'ombre, voilà ce que la rumeur avait ramené de ses
terres. Aujourd'hui, il entrait dans la lumière.
-« Le neuvième était fou! Qu'en sera-t-il du dixième »
Maudite
ritournelle! Pourquoi entendait-il si nettement aujourd'hui la voix
de sa jeune soeur? Il secoua la tête rapidement pour faire taire
cette chansonnette idiote comme pour enlever un bourdonnement. Il ne
voulait pas se voir gâcher son plaisir par ces sornettes.
C'était son moment de gloire. Ce matin à la vue de la basilique,
son coeur s'était emballé. A la tête d'un cortège de tous les
hommes qui comptent de ce début de siècle, il avait pénétré sous
le porche puis remonté l'allée centrale. De droite et de gauche,
l'assemblée le regardait. A son passage, les têtes s'inclinaient,
les yeux se baissaient, les genoux se fléchissaient, et lui levait
la tête. Les tambours acclamaient son entrée et accompagnaient ses
pas. La marche funéraire l'escortait.
Le noir des tentures accentuait le violet de son habit. Le noir
de l'assemblée des crêpes, des satins, des voilages charmaient le
violet du satin. L'encens le grisait. Il respirait à plein poumons
cet air vicié, chargé de senteurs lourdes si proches de l'odeur
d'humus de ses forêts. Odeurs bénites honorant le mort et
annonçant de ce fait son triomphe. Le parfum capiteux lui piquait
les yeux. Mais à bien y regarder, n'était-ce pas un pouvoir
retrouvé qui le faisait pleurer? Son frère, mort, couché dans son
cercueil, ne comptait déjà plus. C'était pour lui qu'on était
venu!
Arrivé, face à l'autel, il ferma les yeux pour mieux s'enivrer
des orgues et de leur musique austère. Les notes atteignirent leur
sommet concluant ainsi cette marche triomphante. Mais un murmure
couvrit leur force. Les tuyaux crachant les notes funéraires furent
couverts par le balbutiement doux et enfantin d'Elysabeth.
-« Le
neuvième était fou! Qu'en sera-t-il du dixième? »
-« Elysabeth ?Mais que me veux-tu donc. Vas-tu cesser! »
dit-il à voix basse, comme on réprimande une enfant qui n'est pas
sage.
Certes, on l'avait accusé des pires maux. Dans sa jeunesse, il
avait dépensé sans compter. Mais cela lui était permis. Tout leur
était permis. Déjà enfants, on leur passait leurs moindres
caprices. Trop content de leur plaire. On s'abaissait devant eux se
courbant à leur passage. On les flattait sans cesse. Personne
n'était dupe. A commencer par eux. Mais il en était ainsi, comme
cela avait été et cela devait être. Ils auraient dû continuer à
goûter aux mets les plus fins, à toucher les plus belles soieries
et les plus beaux velours, à s'étourdir de danses et de chants, à
connaître les plus belles fêtes, à se parer des plus beaux atouts
pour les bals. Ils auraient dû!
On l'accusait aussi d'avoir folâtré avec sa belle soeur. Comme
si elle avait eu besoin de lui! Certes, ils avaient festoyé
ensemble, batifolé plus que de raison, buvant à flots. Mais jamais
il ne l'avait touchée. Certes, ils avaient ri à gorge déployée
chantant à tue-tête dans les parcs et jardins, s'étaient masqués
pour se mêler à la foule. Mais jamais il ne l'avait touchée. La
rumeur disait le contraire.
Qu'ils avaient payé cher ces extravagances, ces folies
joyeuses! A commencer par elle. Ses quelques années de luxe furent
payées au prix fort. C'est la mère qui paya par la mort de ses
enfants. C'est la femme qui paya par la mort de son mari. C'est de sa
vie qu'elle paya le faste de cette jeunesse débauchée.
Lui aussi paya mais d'une bien pire manière. Dieu trouva un
autre stratagème, beaucoup plus cruel. Sa belle soeur trouva la paix
dans la mort. Son trépas, malgré l'horreur, fit taire la souffrance
causée par la mort de ses enfants, de son époux et par sa
déchéance. Lui était resté bien vivant. Beaucoup trop quand la
douleur de la perte de l'être cher se rappelait à lui. Dieu l'avait
laissé sain et sauf pour mieux le punir. Dieu l'avait laissé en vie
mais en lui prenant ce qu'il avait de plus cher, cette femme, qui
n'était pas la sienne, mais qu'il aimait.
Il avait eu le temps d'en ressentir la souffrance. Sa disparition
l'avait affligé plus que la déchéance de sa famille et la perte de
ses privilèges et richesses. La douleur était encore intacte. Et
dans ce souvenir à peine cicatrisé que la voix de la petite
Elysabeth faisait à nouveau saigner, ce n'était plus face au
cercueil de son frère qu'il se trouvait, mais face à celui de
Louise. Il se prit alors à avancer la main vers le bois luisant pour
le caresser une dernière fois comme il l'avait fait à ce moment là,
face à celui de sa bien-aimée. Ses sanglots se mêlaient aux
orgues. Accablé de douleur, il fit un pas vers le cercueil. Il
voulait retrouver Louise. Sa main se cramponnait au médaillon autour
de son cou renfermant son portrait qu'il ne quittait jamais. Accroché
à ce qu'il lui restait d'elle, il vacillait. Un silence pesant
s'était fait parmi les fidèles qui marmonnaient mécaniquement leur
prière, plus occupés à scruter cet homme singulier.
On se regarda, embarrassé. Personne ne comprenait cette tristesse
affichée. On savait qu'il considérait peu son frère. Alors pour
qui étaient ces larmes? Les bruissements des robes et des habits de
deuil qui bougeaient pour tromper l'inquiétude naissante, le
ramenèrent au temps présent, laissant Louise là où elle était.
Le regard inquiet du prêtre le ramena à la raison et ce, devant le
bon cercueil, celui de son frère.
-« Tais
toi donc, Elysabeth. Regarde où tu m'emmènes. Comprends que je ne
pouvais pas vous sauver. Nous avions été abandonnés de tous. Mais
aujourd'hui, je vous venge. Je lave vos honneurs. »
A cette pensée, il reprit une stature digne. Il marmonna le
sermon du prêtre qui observait ce fidèle troublé. Le choeur
entonna le chant des morts. Voix graves et puissantes montèrent dans
les hauteurs de la basilique.
Mais ce n'était déjà plus le recueillement qui régnait à
peine les premières notes jouées. Que cette messe était
tourmentée! Tous les yeux se braquaient à nouveau vers lui. Il
avait mis ses mains sur ses oreilles, avec une force démoniaque, tel
un étau voulant emprisonner une étrange clameur. Mais qui pouvait
savoir que ce n'était que la petite Elysabeth qui revenait?
Il
l'entendait si clairement.
-« Le neuvième était fou! Qu'en sera-t-il du dixième? ».
Il se retourna alors, les yeux brillants, la cherchant dans
l'assemblée. Il regarda sur le banc des
enfants. C'était le fillette qu'il entendait, sa voix chantante, son
visage rayonnant. Mais aucun visage n'était celui de sa soeur. Il
n'y avait que des visages soucieux le fixant. Il balayait les rangs,
marmonnant son prénom.
Son esprit affolé tenta de se ressaisir. Elysabeth était morte
plus âgée! Il lui fallait trouver cette jeune fille au regard
perçant qui n'avait pas crié devant la mort. Il ne voyait que des
visages graves, des tenues noires, des têtes qui se baissaient, non
plus par respect, mais par gêne. Son regard implora alors le prêtre
de lui dire où était Elysabeth. Mais ce dernier fixa son missel
fuyant l'étrange lueur de ses yeux. Que lui dire d'ailleurs? Qu'
Elysabeth, comme Louise, n'était plus qu'un amas de poussière?
-« Le neuvième était fou. Qu'en sera-t-il du dixième? ».
La ritournelle passait maintenant en boucle dans son esprit. La voix
avait perdu de sa candeur Elle prenait un ton aigre, agaçant. Oui,
le neuvième était fou, tout le monde le savait. Le pouvoir lui
avait rongé l'esprit. La tragédie de l'histoire avait gangréné sa
raison. Oh oui, il était fou! Plus personne ne s'en cachait.
Chevauchant les couloirs de son palais à moitié nu, il hurlait des
mots insensés. Le regard halluciné voyant les ennemis de Dieu là
où les autres ne voyaient que les ombres du soleil. Le regard perdu
dans de folles chimères sanguinaires, il décapitait quiconque sur
son chemin. La volonté divine avait utilisé sa faiblesse d'esprit
pour se débarrasser des usurpateurs. Dieu avait utilisé sa
soumission et son total dévouement en le conduisant à la folie pour
mieux l'utiliser.
Mais lui ne serait pas fou, il le savait. Le pouvoir ne le
contaminerait pas. C'est sa raison qui permettrait le succès de
l'entreprise divine. Il s'appliquerait à redonner à l'église sa
grandeur en redevenant son héritier sur terre, comme l'avaient été
ses frères, son grand père et
tous
ses ancêtres. L'histoire les avait trahis, les avait guillotinés.
Il serait celui qui leur redonnerait leur grandeur. Son frère,
couché devant lui, avait restauré leur pouvoir mais de façon si
timorée, en cherchant les compromis, que cela en était ridicule.
Lui, ne se contenterait pas de demi mesures. Mais il lui faudrait
être habile, laissant quelques acquis au peuple, des os à ronger,
pour mieux leur reprendre ce qu'il leur avait volé, à lui et à sa
famille. Et ensuite il afficherait la couleur. Comme il l'avait déjà
fait aujourd'hui en se parant de violet, la couleur de deuil de la
monarchie, ricana-t-il. Il lui faudrait être patient, manoeuvrer
dans l'ombre, retrouvant peu à peu les fastes perdus. D'ici quelques
temps, il rétablirait le sacre. Il renouerait avec le faste du
couronnement, tel qu'il l'avait vu pour son frère Louis. Il
ressortirait l'hermine, en chasserait les mites. Il dépoussiérait
le sceptre protégé tout
ce temps de la fureur et de la folie du peuple.
Dieu l'appelait. Roi sur le tard, armé de la force du désespoir,
il acceptait cette charge. C'était perdu d'avance, il le savait. Le
peuple avait goûté à la liberté et n'y renoncerait pas. La
République avait du mal à s'installer mais elle avait mis un pied
dans l'histoire. Rien ne pourrait l'en déloger. La gangrène était
bien là. Aujourd'hui, l'histoire balbutiait. Un relent de royauté
réconfortait les esprits. Ce ne serait qu'un hoquet de l'histoire.
Un baroud d'honneur qu'il rendrait plein de grâce.
-« Le
neuvième était fou! Qu'en sera-il du dixième? »
- « Tais-toi
Elysabeth, lui répondit-il sèchement. »
Le
neuvième était fou. Oh oui! Fou de Dieu! Entends bien Elysabeth,
moi, je serai le dixième et je mettrai toute ma raison à son
service. J'en fait le serment devant toi.
Son visage alors s'éclaira, le tremblement de ses mains
s'arrêta. Elysabeth essaya une nouvelle fois de le taquiner. Mais sa
voix se perdait au fond de ses pensées. Elle était un murmure à
peine audible. Elle avait rejoint cet instant passé où ils jouaient
enfants, où la vie était douce et tracée. Sa froide détermination,
son engagement total au service du dessein divin, la firent taire à
jamais
La cérémonie s'achevait. Il soutenait maintenant le regard
du prêtre qui baissa les yeux. Une dernière fois, il regarda avec
froideur le cercueil de ce frère. Au son des orgues, il se retourna,
prêt à sortir, lissant son bel habit violet, sourire aux lèvres.
Les mines inquiètes des modérés le ravirent. Il commença à
remonter la nerf, jetant un regard sur l'assemblée. La foule, à son
passage, baissait les yeux. Elle s'inquiétait de ce soubresaut de
l'histoire, de ce roi à la réputation si tranchée. Elle avait
goûté à la liberté. Qu'en serait-il désormais? Et, puis, dans
toutes les familles, on racontait l'histoire de cet ancêtre au même
patronyme. Superstitieuse, elle susurrait cette ritournelle venue
d'un autre temps:
-« Charles
IX était fou! Qu'en sera t-il de Charles X? »
**********
Prix de la Ville de Rueil Malmaison
Christianne Dordonnat |
Mon parcours d'écriture :
Si
cette nouvelle « Puissance 10 » est la première
production que je propose à un concours, je suis depuis très
longtemps fascinée par l'univers du livre.
C'est
François Mauriac, en 1966, qui a provoqué d'une certaine manière
le choix de mes études de lettres et donc ma profession
d'enseignantes car ses romans m'ont fait comprendre que l'univers de
l'écriture m'emportait dans un monde déjà dessiné mais dans
lequel je pouvais avoir, même modeste, de récréation.
Mes
premières émotions littéraires ont donc été de faire partager ma
passion avec mes élèves, mais passer de l'analyse d'un roman à
l'écriture est une tout autre chose.Un
« Journal » m'accompagne depuis de nombreuses années car
la vie se construit avec quelques instants d'exceptions que je
trouverais désespérant d'oublier. Un ouvrage plus ambitieux est en
« gestation », un roman à deux voix, qui met en
parallèle un vrai journal intime et les souvenirs d'une personne qui
apparaît dans cette vie écrite. Cette rencontre nous montre combien
notre réel est reconstruit : où est la vérité, nos souvenirs
sont-ils fiables ? La disponibilité en temps (et en énergie) que
m'offre depuis peu ma retraite va-t-elle me permettre d'accoucher de
cet ouvrage ?
Ma nouvelle :
PUISSANCE 10
Non, elle ne
pouvait pas me faire cela, me laisser ainsi sur un banc, après
plus de trente ans de vie commune. Notre coexistence avait débuté
au lycée, c’est dire ! Je l’avais suivie partout, j’avais
supporté presque sans dommage tous ses déménagements et je dois
l’avouer avec fierté, j’étais resté son préféré, sa petite
madeleine si l’on peut dire, et ce n’était pourtant pas gagné
d’avance.
Elle avait
réussi son bac grâce à moi, enfin elle se plaisait à le
raconter : je l’aurais inspirée pour traiter une dissertation
sur le romancier et ses personnages. Bref, une relation à la fois
passionnelle et littéraire. Elle avait même osé écrire à mon
auteur pour le remercier et lui dire son admiration : François
Mauriac, Académicien, France ! et l’enveloppe provenant
de Malagar lui fit croire, quelques jours plus tard, que la vie
valait vraiment la peine d’être vécue. Vous comprenez mieux
pourquoi me retrouver ainsi sur un banc était incongru.
J’étais
donc là, non loin de la statue de Louis XIII, en plein milieu de la
place des Vosges. Elle s’était postée un peu plus loin, derrière
un arbre, pour observer la scène. C’était pathétique. Il arriva
ce qui devait arriver, un passant me vit, regarda autour de lui et,
un peu gêné, s’assit mine de rien. Feignant un geste naturel,
l’homme me prit, me retourna, évalua la situation et finalement
lut les premières lignes : « Pourquoi me soutenir que tu
sais ta leçon ? » Le nom de l’auteur lui disait quelque
chose, la photo d’un écolier d’un autre temps sur la couverture
l’étonna un peu mais ce qui attira vraiment sa curiosité fut la
petite fiche imprimée qui se trouvait à l’intérieur. Le titre
« Passe livres » était suivi d’un texte court
qui expliquait la marche à suivre : on devait trouver un
endroit judicieux et laisser ce roman après lecture pour qu’il
vive ainsi au hasard des rencontres. J’avais sottement espéré
qu’elle abandonnerait le projet et que je resterais sagement chez
moi – enfin chez elle. J’étais partagé entre la colère d’avoir
été choisi pour être « égaré », et la fierté d’être
l’élu. En tous cas, j’en étais sûr, mes jours étaient
comptés, surtout en ces périodes où tout paquet abandonné était
suspect. Finalement, ce parisien de passage fut mon premier lecteur.
Je ne peux pas dire honnêtement qu’il ait été enthousiasmé mais
cette histoire d’enfant mal aimé l’occupa deux petites heures,
enfoncé dans un canapé sur un fond de jazz. Il me posa sur un coin
de bureau, entre une forêt de chargeurs et quelques enveloppes
ouvertes et je passai là une dizaine de jours.
Un matin, il
sembla se rappeler que j’existais et je partis dans sa poche,
j’étais d’ailleurs un peu fait pour cela. Il avait relu la fiche
en souriant. Il devait, comme d’habitude, descendre à Odéon mais
il faisait beau et se dit que les jardins de l’Hôtel de Cluny
seraient un endroit favorable car de nombreux étudiants viennent
souvent y discuter. C’est comme cela que je je fus déposé
devant les parterres de fleurs médicinales de ce jardin
moyenâgeux. Ce fut une femme d’un certain âge qui m’adopta
assez vite. Visiblement, mon format modeste lui plut et je me
retrouvai quelques jours plus tard dans son sac, j’allais être sa
lecture de voyage. Je n’avais pourtant rien d’un roman de gare,
mais bon, voyager m’amusait assez. Je compris vite pourquoi mes 140
pages l’avaient attirée, je fis juste les 70 minutes
du trajet Paris - Vierzon. Tout le monde ne peut pas s’offrir
un aller- retour Paris - Rome ! La grand-mère qu’elle était
fut émue par l’histoire tragique de cet enfant attachant, repoussé
par sa mère qui ne peut accepter sa différence et qu’elle traite
de sagouin ! Comme ses petits enfants avaient de la chance !
elle les imaginait déjà jeunes gens, délicats, lumineux.Elle aussi
avait accepté avec curiosité le pacte de lecture que proposait la
petite fiche. Elle me laissa donc sur la banquette du train à
son retour à Paris. Evidemment, je n’avais pas mon mot à dire,
mais un train qui arrive en gare n’est franchement pas la meilleure
initiative. Dix minutes plus tard, j’ai donc vu arriver avec
une certaine angoisse le personnel de ménage, et j’évaluai
rapidement mes chances de survie : 10% au maximum.
Pourtant, l’employée qui s’occupait de ma voiture s’est
souvenue qu’autrefois on lui avait dit qu’un livre, c’était
sacré, on ne devait pas le déchirer et encore moins le jeter.
Et puis, c’était peut- être intéressant : la photo d’un
enfant en blouse bleue la rassura. Elle me glissa dans sa poche.
L’affaire était gagnée et je partis soulagé pour ma
quatrième aventure.
Avouons-le,
ce fut plus difficile mais je fus tout de même très fier : ma
propriétaire m’ouvrait de temps en temps et la petite fiche
servait de marque-pages. Je l’accompagnais ainsi dans son lit,
avant de dormir, pendant quelques minutes. « Longtemps je me
suis couché de bonne heure » aurais-je pu dire dans une
autre vie ….Mais elle voulait absolument savoir si ce petit
Guillou allait être aimé, embrassé, sauvé et elle me lut
courageusement jusqu’au bout. La fin la déçut, elle savait
bien comment elle aurait terminé l’histoire, elle. Par respect
pour moi, elle me posa quelques jours plus tard sur une table du
buffet de la gare d’Austerlitz.
A côté, un
homme terminait nerveusement son café, jetant parfois un coup d’œil
sur les panneaux d’arrivée des trains. Il avait devant lui une
tablette numérique qu’il utilisait pour écrire un texte : ce
soir, il devait faire un discours devant ses collègues, et de temps
à autre, son regard se posait sur ses voisins. C’est ainsi qu’il
me vit et la présence incongrue d’un livre sur une table inoccupée
attira son attention. Amusé, il m’ouvrit au hasard : «
instituteur de institutor, celui qui établit, celui
qui instruit, celui qui institue l’humanité dans l’homme »
Mais bien sûr, il l’avait sa formule, lui qui avait consacré dix
ans de sa vie à former de jeunes médecins. Oui, mes chers
collègues, vous allez bientôt rejoindre la cohorte des hommes qui
savent que l’humain est au centre de tout. Les mots venaient plus
facilement maintenant, il s’entendait déjà dans ce grand
amphi, applaudi et respecté. Une annonce lui rappela l’arrivée de
son fils venu pour l’occasion. La journée se présentait bien. Il
se leva gaiment, me prit sans même un regard à mon auteur (ne
faut-il pas rendre à César ? …) et me jeta dans la
première poubelle.
Cette fois,
c’était fini, je le savais bien, je n’avais même pas accès au
tri sélectif, c’était la benne qui m’attendait. Mais un détail
m’avait échappé, la poubelle était pleine, et un objet de
consommation devant des dizaines de passants, statistiquement,
cela ne passe pas inaperçu. L’idée de récupérer un objet
gratuit est irrésistible et une femme assez élégante me saisit.
Je quittai
donc la gare rapidement, coincé entre une bouteille d’eau
entamée et un bric- à-brac peu commun. J’étais plutôt
content de cette présence féminine mais je ne tardai pas à
déchanter. Quelques jours plus tard, en me voyant sur un coin de la
console de l’entrée, ma nouvelle propriétaire parut soudainement
satisfaite et je me suis retrouvé entre la machine à laver et le
mur de la cuisine, j’avais l’épaisseur exacte de l’espace
libre et je pouvais atténuer les vibrations de l’essorage. Me
faire cela à moi- à lui ? Quelles étaient mes fautes pour
mériter d’aussi misérables réincarnations ? Allais-je tout
simplement finir mon existence contre un mur gras, obligé d’assister
à la sortie des blattes la nuit tombée ?
Ce martyr
dura quelques semaines mais je fus miraculeusement sauvé par une
inondation : aux dires du réparateur, la panne était
définitive et je me retrouvai libre. J’étais bien un peu
défraîchi mais mon séjour tassé contre la machine m’avait en
quelque sorte défroissé. Je repris donc du service. Ma
propriétaire, après m’avoir lu – il était gratuit mais tout de
même – eut l’idée de me donner à son père qui avait été
instituteur de campagne. Une manière sans doute de régler de vieux
comptes avec cet homme autoritaire qui n’avait pas beaucoup aimé
les enfants, les siens comme ses jeunes élèves. Le suicide final du
petit Guillou repoussé par son maître d’école le ferait
peut-être réfléchir - souffrir ?
Non, il ne
souffrit pas car il ne se reconnut pas dans cet instituteur. Au
contraire, il se souvint avec émotion de ce métier qui lui
avait donné l’occasion de transmettre son savoir. Il revoyait ses
élèves obéissants et dociles, qui l’admiraient sans doute, qui
l’écoutaient sans bouger et sur lesquels il régnait sans partage.
Je fus alors posé sur une étagère et on m’oublia plusieurs mois
jusqu’au jour où mon propriétaire reçut quelques amis. Ils
évoquèrent un concert qu’ils avaient entendu récemment et en
vinrent à parler de Schubert et du Roi des Aulnes. Mon vieil
instituteur se souvint alors de moi, me sortit du rang et retrouva
rapidement le passage où l’enfant et le père courent vers la
mort, qu’il lut d’ailleurs un peu trop solennellement à mon
goût, mais bon ! cela fit de l’effet sur son auditoire.
Tout
naturellement, je passai dans les mains d’un de ses amis et j’eus
alors l’occasion de connaître ce qu’était la manie du
rangement. Je fus d’abord nettoyé très soigneusement avec un
coton légèrement imbibé d’alcool : mon titre, Le
Sagouin, devait l’effrayer. Qu’aurais-je subi s’il
avait su que j’avais vécu plusieurs moi avec les cafards, sans
oublier mon passage dans une poubelle ! Puis il chercha à me
trouver une place. Quel était le rangement le plus judicieux, par
couleur ? par taille ? par auteur ? par
édition ? avec les lus ? avec les nouveaux ?
L’angoisse était palpable et je me sentais confus de provoquer de
pareils conflits intérieurs. J’allais d’un bout à l’autre de
sa bibliothèque, j’étais pour tout dire complètement étourdi.
Enfin ma place fut trouvée et je fus posé dans les dégradés de
beige : ce n’était pas si mal, finalement. Et je restai là,
satisfait tout de même de participer pour la première fois à
l’élégance d’une étagère. Un jour, il entreprit
d’épousseter ma rangée et la mise en page de ma couverture
l’attira : il décida de me lire. L’écriture élégante
et mesurée de mon auteur lui convint parfaitement. Après
hésitation, il me rangea dans les petits formats.
J’aurais pu
terminer là une existence rangée, sans histoire et sans
poussière mais mon maniaque avait une voisine qui élevait tant bien
que mal un adolescent improbable. Elle lui fit part un jour de
son embarras : son fils devait présenter un roman pour un
exposé devant la classe et, bien entendu, il ne restait que quelques
jours …Y aurait-il un livre court, pas trop difficile, qui pourrait
faire l’affaire ? Un rapide coup d’œil aux «
petits formats » décida du choix et mon propriétaire me
donna sans trop de mal car j’avais tout de même gardé, malgré
ses efforts, d’inquiétantes imperfections. Je repris donc du
service. Je me fis tout petit, allez, à peine 140 pages, et en plus
écrit gros ! En réalitéje n’étais pas fier, le risque
était grand, et mes adversaires puissants et très illustrés.
Curieusement, je plus beaucoup. Mon jeune collégien se sentit tout
de suite proche de cet enfant que l’on n’aime pas, qui peine à
apprendre ses leçons et qui s’évade avec Jules Verne. Il comprit
parfaitement les délicatesses des sentiments, les silences et il
pleura secrètement lorsque le père et le fils s’enfuient sous les
aulnes vers une mort énigmatique. L’exposé fut construit
rapidement et avec enthousiasme. « Eh bien, en voilà une
surprise, tu ne m’avais pas habituée à cela », déclarason
professeur.Et il se fit applaudir par la classe, ce qui valait
d’ailleurs toutes les récompenses.
Je l’avais
ma revanche : j’avais vécu toutes ces vies pour en arriver
là, ce moment était un pur bonheur, et j’aurais même accepté le
pilon.Mais, à la fin de l’année scolaire ma propriétaire me
jugea digne de rejoindre un sac de livres qu’elle
destinait à un magasin qui reprenait les occasions. Quelques jours
plus tard, je me tenais bien droit sur une étagère à la
lettre M, serré entreDestins etUn Adolescent d’autrefois.
Bien sûr, les livres neufs crânaient, tout pimpants et sans une
ride, mais moi, j’étais plutôt fier de mon parcours agité.
Pour être honnête, je dois dire que je ne donnais pas cher de mes
chances de sortir de la librairie: me prendre au hasard me
semblait irréel maintenant, de plus ma quatrième de couverture
évoquait l’histoire d’ « une famille de hobereaux du
Sud-Ouest » ce qui n’est pas très vendeur, il faut l’avouer.
Je passai donc plusieurs mois sur cette étagère. Et puis un jour de
décembre, alors que je rêvassais, je la vis : c’était bien
elle et je retrouvais intact son regard gourmand devant les livres.
Elle avait gardé cette manie de faire défiler les pages pour
sentir la disponibilité du volume et de lire au hasard une phrase –
elle était persuadée que les livres faisaient parfois
des « signes ». Elle s’arrêta d’abord devant le bac
des nouveautés et je n’arrivais même pas à lui en vouloir pour
cela. Puis elle se retrouva à longer mon mur. Je m’aperçus à ce
moment-là que le hasard alphabétique correspondait à la hauteur de
son visage. Elle passait délicatement son doigt sur les dos
des couvertures et ce sont les cicatrices de mes vies antérieuresqui
attirèrent son attention. Je compris tout de suite le frémissement
de sa main : et si c’était lui ? Alors elle m’ouvrit
et lut : « elle se réjouit de ce qui ressemblait à un
commencement de complicité. » Elle alla vite à la dernière
page, là où elle faisait toujours une petite marque pour imprimer
son passage comme certains le font sur des billets de banque.
Oui, c’était bien moi, elle semblait si émue … Je compris alors
qu’il m’avait fallu vivre dix existences pour trouver enfin le
vrai repos. L’émotion fut grande, nous savions l’un et
l’autre que nous nous étions enfin, et pour toujours,
retrouvés.
**********
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