Jean-Philippe Arrou-Vignot |
La nouvelle du Président
Dix étés
1
De mes premiers étés, je ne sais rien. Ai-je
seulement vécu dans ce monde en noir et blanc dont témoignent les
photos de famille ?
Je dois avoir quatre ans. Il y a une 2 CV
décapotable, les assiettes d’un pique-nique sur un plaid à
carreaux. Les oncles portent des slips de bain en V, les femmes des
maillots à bonnets. Bagnols sur Cèze, Khouribga, Bijou Plage, La
Bauche : les lieux mêmes ont des noms désuets de vacances d’un
autre temps.
Mon père est médecin dans la colo où nous
passons un mois. Pipe à la main, bras nus, il a le visage rieur et
poupin d’un très jeune homme. Mes frères et moi faisons cercle,
bouche ouverte, autour d’un personnage à pantalon rayé, chapeau
haut de forme et fine moustache dessinée au bouchon brûlé.
C’est maman, nous le savons, déguisée pour la
fête du 14 juillet. Notre terreur pourtant de la reconnaître dans
cet étrange bourgmestre, comme si elle avait été victime de
quelque métamorphose de conte de fée.
2
J’ai dix ans. Je lis Zembla
et Blek le
roc derrière les volets clos.
Sur la plage, je cherche l’ombre, portant mon
bras plâtré jusqu’au coude dans un sac en plastique pour le
protéger du sable. Des transistors, sous les parasols,
retransmettent l’étape du tour de France. Les journées sont si
vastes, les grandes vacances une suite d’heures interminables
incendiées de soleil et d’ennui. Je le sais : rien ne sera
jamais à la hauteur de cette promesse. Je me déteste d’être
enfant, prisonnier de l’incomplétude de mon âge et d’une vie
sans aventure. Dès la fin de juillet, je me surprends à rêver de
rentrée des classes, de cahiers neufs et des premières pluies
d’automne.
Le plâtre enlevé, à la fin des vacances, mon
avant-bras est devenu si léger qu’il s’élève tout seul,
inexplicablement.
3
Je n’aurai jamais douze ans.
En cette fin d’été, la santé de mon
grand-père s’est brusquement dégradée et l’on repousse jour
après jour mon anniversaire.
Finalement, mes parents se décident. Je reçois
des cadeaux dont je ne me souviens plus. Mon grand-père décède le
lendemain.
Tristesse mêlée d’une culpabilité diffuse,
comme si sa vie avait été suspendue à des bougies qu’on souffle.
4
Je m’entraîne à retenir ma respiration.
Poumons bloqués, je fixe la trotteuse sur ma
montre toute neuve. C’est la fin août dans la maison de
Saint-Vivien. Sous le noyer, on met la table, les cousins jouent au
badminton sur la pelouse. Je résiste jusqu’à l’éblouissement.
Quand je relâche enfin mon souffle, la trotteuse marque 3 mn 27.
Plus tard, je serai peut-être nageur de combat,
ou cosmonaute, ou agent secret. Je m’entraîne pour ce jour-là.
En attendant, je commence dans un cahier
Constellation l’histoire de deux collégiens détectives qui
portent mon prénom et celui de mon meilleur copain.
5
King’s Lynn, 1974.
C’est le soir, l’heure de Top
of the Pops dans la maison encombrée
de téléviseurs et de marmots bruyants où je loge. Au-dessus de la
ville, le ciel est plein de nuages et d’oiseaux. Je file par les
rues à vélo. J’ai seize ans, elle en a dix-sept, un visage snob
un peu hautain, des jambes longues et racées, des talons plats. A
mesure que j’approche, mon cœur s’emballe. Son boy-friend
est français, il la rejoint dans trois jours m’a-t-elle dit, avant
de glisser sa langue dans ma bouche. « Tu ne feras pas
d’histoires, promis ? »
Trois jours, c’est bien peu. Mais si long aussi
quand une fille vous a donné sa bouche et un rendez-vous au
crépuscule, à l’entrée sud du parc.
J’ai, dans la poche, des John Player Spécial en
paquet de dix et je commence à vivre.
6
Dix-huit ans. Me voilà majeur et le service
militaire me pend au bout du nez.
Dans la chambrée de la caserne de Tarascon où je
fais mes trois jours, le lit du haut est occupé par un appelé aux
oreilles prodigieusement décollées.
Sur ses genoux, un illustré de Blek
le roc me donne un instant l’illusion
d’une complicité. Je déchante vite. Les yeux exorbités par la
concentration, soufflant fort par les narines, il saute les pages en
noir et blanc pour ne lire que les pages couleur.
Je m’échappe dans le bruissement assourdissant
des cigales avec l’impression d’avoir établi un nouveau record
d’apnée.
7
Lumière du nord. C’est l’été 79. Morsure du
froid et du cognac que le steward distribue sur le pont à l’instant
où nous franchissons le cercle polaire.
La mer est lisse comme un miroir, parcourue de
grands oiseaux furtifs et lents qui accompagnent notre sillage. Le
paquebot est grec, l’équipage philippin. C’est notre premier
voyage. Notre cabine de jeunes mariés n’a pas de hublot. Deux
couchettes vissées au sol, une odeur de goudron qui prend à la
gorge. Qu’importe. Nous avons vingt-et-un ans, tout est neuf,
lumineux. De ce que sera cette vie, nous ne savons rien sinon que,
désormais, elle nous appartient.
Pour la soirée du capitaine, je remets le costume
de nos noces. La chemise à col cassé n’a pas eu le temps de se
froisser.
8
Août 84, Alpes de Haute-Provence. Notre fils a
quelques semaines, moi déjà l’âge de mon père sur les photos de
mon enfance.
La maison de location ouvre sur un jardinet
d’herbes jaunes. L’eau du lac est vert pâle, glacée ; on
en en garde tout le jour sur la peau une odeur douceâtre de vase et
de farine.
Les grands-parents de P. habitent le hameau tout
proche. A l’heure du déjeuner, on remonte lentement de la
baignade, le ventre vide, les sandales résonnant dans les ruelles
comme des rafales d’amorces. Il faut batailler pour couper au vin
d’orange du grand-père. On se laisse tenter, finalement… Après
tout, qu’a-t-on à faire de tout l’après-midi, sinon paresser à
l’ombre devant La croisière s’amuse ?
L’été passe ainsi. Un matin, dans la boîte
aux lettres, une enveloppe épaisse. Je l’ouvre. C’est un livre à
couverture blanche. L’exemplaire justificatif de mon premier roman
que je tourne, incrédule, entre les doigts sans oser l’ouvrir d’un
long moment.
Au lac, ce jour-là, je flotte entre deux eaux,
testant la portance du bonheur.
9
Espagne. Devant la petite terrasse où j’ai pris
l’habitude d’écrire, chaque été, les frondaisons des pins ont
un dessin ombré et délicat d’encre japonaise.
A mesure que l’après-midi avance, le vent se
lève, en faisant grincer les ramures comme des haubans. Cette
rumeur, dans le silence de l’été, ne me laisse pas tranquille :
c’est la solitude de l’écriture devenue sensible.
Parfois, le frisson d’un buisson d’agave salue
d’un applaudissement discret la fin d’un paragraphe. Dans les
profondeurs de la maison, les enfants font la sieste. C’est l’heure
chaude. Murmures d’eau dans les piscines alentours, lointain plop
plop quelque part d’une balle
de tennis apporté par le vent… Des échardes de soleil percent
l’ombre des pins, gagnant ma table carreau par carreau. J’ai beau
me replier de plus en plus loin sous l’auvent, je ne peux échapper
bientôt à sa morsure sur mon bras. C’est le dehors qui me déloge.
Il est temps d’arrêter mon travail. Temps de
retrouver, sous l’ombre de la pergola, les enfants qui croquent à
belles dents dans un quartier de pastèque juteuse.
10
Juillet 2012.
P. et moi quittons la maison d’Espagne, devenue
avec le temps celle de nos étés. Notre fille y reste seule, pour la
première fois, avec son compagnon.
C’est là qu’elle a appris à nager. A monter
le ranch Playmobil.
A lire Fantomette et
Alice détective. A n’avoir plus peur
des méduses. A observer les pluies d’étoiles. A peindre des
galets ramassés sur la plage. A manger ses premiers oursins sans se
piquer les doigts…
La jeune femme que nous quittons a vingt-cinq ans
et conduit sa propre voiture. La semaine prochaine, elle accueillera
ici son frère, venu de Montréal avec la femme qu’il aime.
Il est temps de partir. De les laisser être
adultes. Nous nous éloignons sans bruit.
*
*
*
Est-ce encore l’été ?
Nos enfants grandissent. Nous vieillissons. Nos
parents s’approchent inexorablement de la porte silencieuse. Des
amis disparaissent.
Je ne suis pas devenu agent secret, ni nageur de
combat. J’écris des livres.
De ces étés, que reste-t-il ? A combien de
bonheurs, de deuils aussi, auront-ils donné l’intensité de leur
éclat ? Ils ont passé, comme passent nos vies.
Bientôt ce sera l’automne. Sur les marchés, on
trouvera les premiers raisins, les cèpes. On reviendra chez nous
avant la pluie, panier au bras, accueillis dans l’entrée par des
lueurs changeantes de lanterne magique.
Sur l’ordinateur du bureau, dix vignettes
colorées tournent sans fin. Dix photographies.
Dix étés qui passent et repassent en boucle sur
l’écran de veille de notre mémoire.
*****************
Pour cette première
édition, Jean-Philippe Arrou-Vignod nous a fait l'honneur de présider le jury.
Ancien élève de l’Ecole
Normale Supérieure de Saint-Cloud, agrégé de lettres, il est l’auteur d’une
trentaine de romans, tant pour les adultes que pour la jeunesse.
Il obtient en 1984, le prix du Premier roman pour Le rideau sur la nuit et le prix Renaudot des lycéens en 1997 pour L’Homme du cinquième jour, tous deux publiés dans la collection blanche, chez Gallimard.
Un autre de ses romans, Le conseil d’indiscipline (Gallimard) a été adapté à la télévision par Jean-Pierre Vergne sous le titre Venise est une femme.
Editeur, il a dirigé la collection Page Blanche et s’occupe aujourd’hui, toujours chez Gallimard Jeunesse, de la collection Hors Piste, destinée au public des 9-12 ans.
En 1999, sa pièce, Femmes, a été créée à Avignon par Jean-Pierre Bouvier, avant d’être reprise au théâtre Mouffetard et au théâtre du Palais-Royal.
Scénariste, il a écrit deux épisodes de la série Navarro et un Commissaire Moulin.
Il a publié en 2010 La famille aux petits oignons, une compilation des aventures autobiographiques des frères Jean, une fratrie pas comme les autres.
Pour tout renseignement, vous pouvez contacter à la Médiathèque :
Il obtient en 1984, le prix du Premier roman pour Le rideau sur la nuit et le prix Renaudot des lycéens en 1997 pour L’Homme du cinquième jour, tous deux publiés dans la collection blanche, chez Gallimard.
Un autre de ses romans, Le conseil d’indiscipline (Gallimard) a été adapté à la télévision par Jean-Pierre Vergne sous le titre Venise est une femme.
Editeur, il a dirigé la collection Page Blanche et s’occupe aujourd’hui, toujours chez Gallimard Jeunesse, de la collection Hors Piste, destinée au public des 9-12 ans.
En 1999, sa pièce, Femmes, a été créée à Avignon par Jean-Pierre Bouvier, avant d’être reprise au théâtre Mouffetard et au théâtre du Palais-Royal.
Scénariste, il a écrit deux épisodes de la série Navarro et un Commissaire Moulin.
Il a publié en 2010 La famille aux petits oignons, une compilation des aventures autobiographiques des frères Jean, une fratrie pas comme les autres.
Le Jury 2012
Pour tout renseignement, vous pouvez contacter à la Médiathèque :
Carole
Berte
Conservateur
en chef
Directeur
Coordination
générale du concours.
cberte@mediatheque-rueilmalmaison.fr
Marie-Line
Musset
Réception
des nouvelles et renseignements pratiques.
marielinemusset@gmail.com
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